Occident express 54
Après 44 ans d’absence, Marina Abramovic est enfin revenue à Belgrade. Une des très rares artistes à avoir été l’objet d’une grande exposition de son vivant au MoMA de New York, en 2010. Célébrée dans le monde entier comme la mère de la performance artistique, Marina Abramovic avait quitté Belgrade en 1975 pour ne plus y revenir qu’épisodiquement. Sa rétrospective organisée par le Musée d’Art contemporain de Belgrade était donc plus qu’attendue, elle était nécessaire. C’est pour cela que le Premier ministre Ana Brnabic a financé et imposé l’événement à des employés de la culture plus que rétifs. Ainsi tout ce que la ville compte de gens éduqués se scandalisent et roulent les yeux au ciel. Abramovic s’est discréditée en acceptant les avances d’un tel gouvernement. Elle fait sa star. Tout cet argent, quelle honte. Etc, etc, etc. Marina, elle, a beau jeu d’ignorer ces cuistres, les mêmes qui lui rendirent la vie impossible il y a quatre décennies. Son parcours, sa réputation et ses prix en salle de vente étouffent ce brouhaha sans le moindre effort. Bien sûr c’est un peu «nul n’est prophète en son pays», mais il y a aussi quelque chose d’autre, une nouvelle forme de mépris réactionnaire, buté et indigné des classes sociales supérieures. Le monde, semble-t-il, leur appartient, il leur a été légué et ils ont tout pouvoir d’en disposer par la grâce de leur éducation et de leur raffinement intellectuel, et par l’inculture de ceux qui ne pensent pas comme eux. Et lorsqu’ils n’obtiennent pas les privilèges qu’ils estiment être leur dû, ils boudent – Trump, le Brexit, la Russie, tout est sujet à des emportements indignés. Marina Abramovic à Belgrade suscite chez eux les mêmes transes: ce musée, cette scène artistique, tout cela LEUR appartient, ce gouvernement élu par des péquenots n’a pas le droit d’y toucher. L’autre jour, en voyant le visage grimaçant de colère de Greta Thunberg, j’ai compris son attrait. Elle est leur autoportrait idéalisé: une enfant blonde, pure et en colère, qui exige satisfaction tout de suite et sans discuter. Greta a été choisie et propulsée par ces gens qui, à sa suite et dans le confort de leur cuisines open-space, envoient leurs propres enfants dans les rues de Lausanne et de Bienne pour exiger et bouder. On assiste à l’émergence d’une nouvelle forme de réaction: globalisée, drapée dans la certitude de sa supériorité morale et intellectuelle, disqualifiant au moindre doute toute parole dissidente, et perpétuant ainsi par d’autres moyens, lointains et dématérialisés, son accaparement des ressources, du capital et du pouvoir politique. Heureusement, des milliers de jeunes venus de tout le pays se sont rassemblés samedi soir devant le musée de Belgrade pour écouter Marina Abramovic retraçant patiemment et honnêtement le fil de sa vie pour cette foule conquise et sans préjugés.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Fédéralisme de mauvais temps – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Netflix, l’industrie du divertissement – Simon Laufer
- L’Année Beethoven dans les CRV – Claire-Marie Schertz
- Journal d’un septuagénaire dans la quarantaine – Jean-François Cavin
- «Vaudoiseries» – Yves Gerhard
- «Lingua latina negotii»? Est, est, est! – Jean-Philippe Chenaux
- Philippe Muray et l’écologie – Lars Klawonn
- L’armée suisse en danger? – Félicien Monnier
- Et le monde continue de tourner… – Félicien Monnier
- Quand on est négatif, c’est plutôt positif – Le Coin du Ronchon