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Prévisible imprévisibilité

Lionel Hort
La Nation n° 2146 10 avril 2020

La chloroquine soigne-t-elle le coronavirus sans effets secondaires néfastes? La technologie 5G de la téléphonie mobile est-elle cancérigène? Le réchauffement climatique est-il d’origine humaine? Souvent, la littérature savante au sujet de ces problèmes est aussi touffue que contradictoire, tout comme les informations accessibles au grand public. Force est de constater qu’en l’état des connaissances scientifiques, il n’existe pas de réponses certaines à ces questions. Soit parce que le problème est en lui-même d’une telle complexité que sa réponse ne peut être simple, soit parce qu’on ne dispose pas du recul temporel nécessaire pour proposer une solution. Mais que l’on parle de crise climatique ou de crises sanitaires, les autorités politiques et scientifiques sont sommées d’agir, et vite.

Cette situation d’urgence et d’apparente ignorance a de quoi angoisser. On le voit actuellement, alors que les Vaudois, pris entre les appels à l’Etat ou à la responsabilité individuelle, s’inquiètent légitimement pour leur santé et leur avenir économique. Canton urbanisé et très peuplé, le Pays de Vaud subit peut-être plus durement qu’ailleurs le confinement. Celui-ci suscite à bon droit peurs et colères, car il implique un bouleversement de la vie quotidienne, soit la perte d’un repère de plus. De même, le nombre de victimes du virus est particulièrement important chez nous en comparaison intercantonale. Et la dimension planétaire de la pandémie, les injonctions parfois contradictoires des autorités en Suisse et à l’étranger, sont autant de facteurs anxiogènes supplémentaires.

Dans ces conditions incertaines, on excusera plus volontiers les coups de gueules anarchistes, les saillies autoritaires et les commentaires d’experts autoproclamés de nos voisins. On peut y voir la réactualisation, en temps de crise et dans le contexte de nos démocraties connectées, de la vieille opposition entre la doxa – les opinions populaires – et les savoirs scientifique et philosophique, c’est-à-dire avant tout d’un problème de répartition du savoir dans la Cité. 

Plus grave est la situation où la foire d’empoigne ne concerne que les spécialistes. La nécessité d’arbitrer entre des théories et des modèles concurrents est inhérente au fonctionnement des institutions scientifiques, et ces dernières ne sont évidemment pas exemptes d’enjeux de pouvoir ou de conflits de personnes. Mais ces institutions dysfonctionnent quand les querelles scientifiques prennent un tour passionné et idéologique. Et il devient difficile, à l’époque moderne, de tracer une frontière claire entre le monde scientifique, politique et économique, ce qui complexifie encore les termes de ces débats.

Ainsi les controverses médiatiques insensées qui entourent les questions du réchauffement climatique ou de la chloroquine laissent chez l’honnête homme un arrière-goût amer. Quant à l’homme d’Etat, son rôle est d’autant plus difficile que, s’il est en général mieux informé que le citoyen moyen, de par la proximité des experts et du pouvoir, il lui revient la tâche de prendre des mesures.

Sous quels angles les autorités doivent-elles envisager les crises, alors qu’elles ont le devoir de protéger la population et que les experts ne parviennent pas à se mettre d’accord? Contrairement au réchauffement climatique, potentiellement bien plus dévastateur qu’une maladie mais moins immédiatement perceptible, la crise actuelle du coronavirus a au moins le mérite d’aider à exposer plus concrètement la manière dont s’articulent de nos jours l’art de gouverner et la recherche scientifique.

C’est à ce stade qu’interviennent en général les principes de prévention et de précaution. Ceux-ci concernent des problèmes industriels et sanitaires telles que le risque d’accident nucléaire ou la mise sur le marché de nouveaux médicaments, et leurs développements récents ressortissent essentiellement au droit de l’environnement. Le premier principe intervient sous l’égide du «mieux vaut prévenir que guérir» et implique que l’on sache concrètement de quoi on se protège. Le danger est connu, répertorié, il y a un consensus à son sujet. Le second principe épouse au contraire les situations où le risque à circonvenir est plus diffus et difficilement maîtrisable à l’avance, pour les raisons évoquées plus haut, à savoir l’urgence ou la complexité du problème.

Les travaux d’anticipation de l’OMS et du GIEC se situent la plupart du temps dans cette seconde catégorie, et l’introduction du «Plan suisse de pandémie Influenza» de l’OFSP1 se réfère explicitement à un contexte d’incertitude de ce type. Ainsi, l’absence de certitudes scientifiques ne doit pas empêcher l’action politique, lorsque le danger est au moins vraisemblable, bien qu’imprévisible. Évidement, il est de la nature des choses que le plan et la réalité ne coïncident pas une fois le danger survenu. Mais dans le cadre d’une pandémie, on voit qu’assurer l’approvisionnement en matières premières du pays, disposer d’un stock de matériel médical en suffisance et prévoir un dispositif de fermeture des frontières prêt au déploiement sont des mesures de bon sens. Lutter contre le virus sans ruiner notre économie, aussi. Il semble donc qu’ici les autorités fédérales et cantonales ont jusqu’à maintenant réagi avec prudence, avec les moyens à disposition et malgré quelques manquements liés, entre autres, à la spécialisation outrée du secteur économique.

Il faut se rappeler que toute décision est le fruit d’un arbitrage de valeurs et d’une pesée des intérêts en présence, et demande à l’homme d’Etat qui la prend qu’il assume une responsabilité personnelle. Car au-delà des interminables querelles savantes et des procédures abstraites, la prise de décision politique reste avant tout un art et non une science exacte. Ne pas disposer de recettes toutes faites, mais de principes empiriques qui doivent sans cesse être adaptés aux circonstances changeantes, telle est la noblesse de l’art de gouverner. L’esprit de précaution n’est certes pas la réponse miracle à toutes les crises, mais selon cette interprétation, il participe de la vertu aristotélicienne de prudence, qui fait cas de la finitude humaine, et nous éloigne de tout idéalisme et de tout solutionisme. 

Notes

1  La dernière édition, qui date de 2018, est consultable en suivant le lien ci-dessous:

            https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/krankheiten/ausbrueche-epidemien-pandemien/pandemievorbereitung/pandemieplan.html

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