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Anthologies

Daniel Laufer
La Nation n° 2147 24 avril 2020

Si bien qu’en songeant aux choses que le Ciel pouvait exiger de lui [Socrate], il s’était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport, que possible était-ce de la dernière s’agissait. Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie; mais il n’y en a point non plus sans fiction; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament. C’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Esope. Il employa donc à les mettre en vers les derniers moments de sa vie.

Jean de la Fontaine

Il convient d’abord d’opérer une première distinction. La versification, j’entends la versification classique, est un art, une technique du langage, qui, avec ses mètres, ses césures et ses rimes, n’a rien de poétique en elle-même, pas plus que la gamme tempérée n’est musicale par elle-même. Et cela est vrai particulièrement pour la langue française: l’extraordinaire carcan que des générations de poètes se sont imposé, avant Malherbe déjà, et que ne connaissent ni l’allemand, ni l’anglais, ni l’italien, n’est évidemment pas étranger au désert poétique du XVIIIe siècle, par exemple. A force de dire et de penser que «la poésie, c’est ce qui rime», il n’y a plus rien de «véritable». Et c’est ce qui fait dire à Mme de Staël, citée par Bernard Delvaille, dans la préface de son incroyable anthologie (Mille et cent ans de poésie française, Laffont 1992):

«La poésie française, étant la plus classique de toutes les nations modernes, est la seule qui ne se soit pas répandue parmi le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise; les Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les vers de Calderón et de Camoëns… Nos poètes français sont admirés par tout ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe; mais ils sont tout à fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes…»

Mme de Staël exagère comme toujours. Maint Vaudois, bourgeois ou non, est capable de citer La Fontaine bien sûr, mais aussi Lamartine et quelques autres.

Nous distinguons donc d’abord le poème en tant qu’il est œuvre de cette discipline, qui répond, scolairement pourrait-on dire, aux critères établis, et qui n’est donc pas nécessairement poétique. Ici la littérature abonde en centaines de milliers de vers qu’on a peut-être lus, ou entendus, mais qu’on a complètement oubliés… jusqu’à ce qu’un poète, un chercheur universitaire, un futur ou un ex-ministre en extraie les perles, comme autant de diamants cachés dans leurs scories, et leur fasse l’honneur d’une anthologie. Nous y reviendrons.

Et puis il y a la poésie, «[…] cette magie, qui consiste à éveiller des sensations à l’aide d’une combinaison de sons […] cette sorcellerie grâce à laquelle des idées nous sont nécessairement communiquées, d’une manière certaine, par des mots qui cependant ne les expriment pas», comme l’écrivait Théodore de Banville, cité et approuvé par André Gide dans la Préface de son Anthologie de la Poésie Française (Bibliothèque de la Pléiade, 19491). Nous retenons la définition de Banville parce qu’elle résume heureusement bien d’autres tentatives, toutes marquées par l’évocation du mystère, de la magie des mots et du sens des mots, et de leur musique.

Est-ce à dire qu’en notre temps le poète doit se libérer des contraintes classiques pour créer une œuvre qui nous touche? La poésie de Philippe Jaccottet, par exemple, nous emmène dans un univers tellement hors de nos conventions, aérien, presque inaccessible au premier abord, qu’il faut bien lui laisser une liberté totale quant à la forme, quand bien même cette œuvre est difficile d’accès à la première lecture. Cette poésie dit l’ineffable, les thèmes en sont comme suspendus dans l’espace de la pensée, et l’on doit bien admettre que les arcs-boutants du vers traditionnel le retiendraient au sol comme un oiseau qui aurait perdu ses ailes. N’est pas Jaccottet qui veut, tout de même. S’il ne suffit pas de respecter la rime et le rythme pour faire un beau poème, il ne suffit pas non plus de les oublier pour créer une œuvre vraiment poétique. François Deblüe avait raison d’écrire dans Lyrisme et Dissonances: «[…] Le vers libre a encore à trouver sa rigueur…»

J’en viens donc à une seconde distinction pour affirmer que nous sommes en présence de deux genres différents, le poème à forme fixe, et le poème dit «en prose» (mais non «prosaïque»!), sans qu’il y ait lieu d’établir ici une quelconque hiérarchie. Celui-là est destiné à être entendu, récité, appris par cœur, comme ça a été le cas d’innombrables épopées poétiques, jusqu’à l’invention de l’imprimerie, à commencer par L’Illiade et L’Odyssée; il a en quelque sorte une vertu cathartique. Comme l’écrivait heureusement Olivier Delacrétaz, invité de 24 heures dans son édition du 14 mai 2019: «La rime engendre une sorte d’attente chez le lecteur; comment le même son reviendra-t-il, une, deux ou trois lignes plus bas? Elle crée une tension entre les vers qu’elle unit, ce qui renforce le mouvement de la lecture et tire le lecteur en avant. Cette tension est absente du vers de forme libre, “ plus à l’aise… et de moins haute mine”.» Celui-ci, le vers libre, est destiné à la lecture, voire au regard du lecteur. C’est tout autre chose: un langage pour initiés le plus souvent. On donne ici raison à Mme de Staël, qui serait bien certainement plus restrictive encore si elle vivait en 2020. Les tirages des recueils de poésie l’attestent, on ne le sait que trop; j’en viens à me demander si l’expression «poème en prose» n’est pas un oxymore… En tout cas, il a rarement un pouvoir incantatoire; néanmoins, si l’auteur a du génie, reconnaissons qu’il est alors pure poésie.

Mais il y a les anthologies! C’est un phénomène extraordinaire, et au fond très encourageant. Ils sont innombrables, ceux qui nous ont offert d’immenses bouquets dont ils ont choisi chaque fleur, comportant souvent une longue et instructive préface, ou une «Introduction à la poésie française», ou des commentaires… ou des excuses parce qu’on a renoncé à inclure Corneille. Quelle richesse! Voici quelques noms de ces fleuristes: Ramuz (2 vol.), Marcel Arland, André Gide, Georges Pompidou, Pierre Seghers, Jean-François Revel, Henri Delaunay (qui a réussi la prouesse très plaisante de publier une Nouvelle anthologie imaginaire de la Poésie française), Marcel Jullian, Kléber Haedens, Xavier Darcos, Bernard Delvaille, cité plus haut, et j’en passe. Une fois qu’on pense en avoir fait le tour, on découvre que les Éditions Rencontre ont publié en 1967 une Anthologie de la poésie française en 12 volumes! L’existence de ces anthologies est le signe d’une belle vitalité et d’un souci méritoire d’opérer quelques résurrections. Mais ce qui est frappant, c’est la part majeure faite au vers régulier… même dans l’Anthologie des poèmes de Paul Claudel à René Char.

Versifiez, versifiez, il en restera toujours quelque chose.

Notes:

1  où nous trouvons cette réflexion, note en bas de page: «La musique retourne au bruit, dont l’effort génial de générations mélodieuses l’avaient extraite; tout de même que la poésie, brisant et rejetant toutes conventions acquises et transmises… hésite et s’éperd dans l’informe; cherche salut dans la sauvagerie.»

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