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Les mouroirs flottants

Bertil Galland
La Nation n° 2147 24 avril 2020

Donald, l’autre: Arnold Donald, grand patron du trust appelé Carnival, dans le secteur économique des bateaux de croisières, était convaincu de diriger la plus grande flotte au monde. Au début de cette année, sa domination paraissait encore totale. On voyait dans les meilleurs magazines les annonces de ses filiales déployer leur romantisme maritime. Il attirait 11,5 millions de passagers par an vers les rivages et les détroits de la planète, jusqu’aux îles les plus désolées d’Arctique et d’Antarctique. Et ce n’était là que la moitié des voyageurs qui, selon les statistiques, ont sillonné les eaux de notre globe pour un plaisir collectif. Qui ne partait pas en croisière? En janvier, les liquidités amassées par Carnival ont atteint 518 millions de dollars.

Cet avril, notre Donald s’est retrouvé sur les plages de Miami, siège de son empire naval, planté sur le sable nu. Jusqu’à la déraison, en ce haut-lieu d’Amérique, les autorités ont décidé d’ignorer la pandémie et retardé l’ordre aux baigneurs en goguette de se disperser. Reste l’empereur des délices en mer fixant une partie de sa flotte à quai: dans le prolongement des gratte-ciel et dans le même style, des navires comme des HLM aux étages vides. On ne sait plus s’ils re-navigueront.

Chute du père Noël qui faisait jubiler les chantiers navals? Pas encore. Donald se débat furieusement avec son demi-milliard en réserve fondante. Il tente de faire remonter ses actions à la Bourse. Son groupe avait multiplié les commandes de paquebots. Carnival et les autres grands voyagistes, comme Royal Carribbean ou les Norvégiens, ou les fluviaux, sur le Rhin, la Volga ou le Mekong, rivalisaient avec lui.

Leur publicité faisait étinceler dans la presse les couchers de soleil sur des fjords, des cocotiers, des icebergs. Mais voici qu’horrifiés, nous, les clients potentiels, sommes renvoyés par ces images aux événements récents, les réalités endurées par les vacanciers du Diamond Princess. En février, ces goulus de bonheur vécurent l’enfer sur la côte d’un Japon tout à coup méfiant et armé. Durant des jours interminables, ils sont restés prisonniers dans leurs cabines, souvent du mauvais côté de couloirs en labyrinthe, sans hublot. En ces cages, ils ont fini par apprendre, après des informations confuses, que 700 d’entre eux étaient contaminés par un virus inconnu. Mis en quarantaine, ils n’oublieront jamais, ni nous d’ailleurs, cette descente aux enfers. Il y eut des morts. Et en mars, Donald apprit que Grand Princess, nef sœur dans le Pacifique, était à son tour contaminée et interdite dans les ports. Effroi à bord. Panique des Californiens. Dans les croisières, le désastre est consommé.

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Sans quitter les princesses, je vais raconter ici la première apparition que j’ai vécue d’un de ces géants de la mer. A Monaco, je vis une sorte de bloc locatif gigantesque flotter sur la Méditerranée et peiner à pénétrer dans le port. Lentement il l’obstrua. Dans un hôtel en surplomb siégeait le Conseil du prix littéraire de feu le Prince Pierre, présidé par sa nièce Caroline. C’est durant une pause au jardin que nous avons observé de haut cette manœuvre. Prudent dans mon indignation, face à cette collision silencieuse de l’urbain et du maritime, je fus surpris d’entendre Caroline, avec son incomparable naturel, m’avouer que depuis son adolescence elle avait les croisières en horreur. Son père Rainier, m’a-t-elle raconté, avait reçu d’un ami armateur une invitation à participer en famille à une navigation au Spitzberg. Il s’agissait encore d’un navire ordinaire où la princesse m’avoua s’être copieusement ennuyée. Les enfants ne trouvèrent de distraction qu’au bar, à expérimenter de bizarres compositions de cocktails. En escale à Reykjavik, la famille fut invitée à partager un repas avec le gouvernement islandais qui, désinvolture viking face à ces voyageurs de haut rang, se soûla. Caroline n’a pas aimé l’Islande.

Aujourd’hui, l’île s’est habituée au passage peu discret des monstres océaniques du grand tourisme. Ils contribuent à la dégradation de ses côtes en déversant jusqu’au fond du golfe d’Akureyri des milliers de Chinois. Égarés dans le basalte pour quelques heures de visite, sans savoir que regarder, ces visiteurs déplorent de ne pas trouver de souvenirs à acheter et peut-être certains ont-ils remédié à ce sous-développement en créant des bazars arctiques.

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A dire vrai, j’aime naviguer, mais c’est pour avoir sillonné maintes fois la Méditerranée, à l’ancienne. Ou la Baltique, observant l’étrave brisant la glace, ou l’été sur le pont de bois où l’on dansait à la mi-été vers la Finlande. J’ai été saisi par l’Atlantique, comme tout voyageur de l’époque se rendant en Amérique. Au retour, jeune père, une navigation de dix-sept jours sous pavillon italien me fit découvrir, de New York à Venise par Gibraltar, les ports où je vis débarquer, secs et voûtés, des Portugais, des Catalans, des Siciliens, des Grecs et des Monténégrins qui avaient tout raté aux États-Unis. Par cette croisière-là, ils rentraient mourir au pays.

Voilà précisément ce qui intéresse Donald: plus du tiers des passagers de ses bateaux ont l’âge, mais aussi les moyens, d’assouvir des espérances tardives. Les retraités sont devenus la mine d’or de notre époque. Elle s’est illuminée d’éblouissements exponentiels. Le gigantisme sans scrupule dans l’exploitation des beautés du monde qu’on détruit semble justifier que le virus Corona soit venu siffler le grand stop. Par quelque loi secrète de la planète, trop, c’est devenu trop.

La chaîne des malheurs des vieux en croisière entraînent ceux des équipages et fait disparaître les cachets des conférenciers, amuseurs et musiciens par centaines, qu’on voulait jeunes et charmants, assurant par contrat leur présence à la tablée des croulants, pour alléger la moyenne d’âge et l’atmosphère.

Mais n’ai-je pas contribué moi-même, dans la presse et les livres, à nourrir la nostalgie du Nord et le goût des voies maritimes insolites? Adolescent, je me suis enivré à jamais de la séduction sans pareille des fjords norvégiens. Souvenir de la petite voiture décapotable vaudoise qu’une grue hissa par des cordes sur le pont du Hurtigruten. Cet express côtier, de Bergen à la frontière russe, la «voie rapide», fut l’ancêtre des croisiéristes à succès. Il me posa adolescent dans les îles Lofoten. L’autre jour, le Hurtigruten a brusquement interrompu son site internet.

Adulte, décrivant le Nord en hiver et des Noëls passés dans les glaces et la nuit du cercle polaire, je confesse avoir contribué à nourrir un onirisme de la contre-saison devenu aujourd’hui d’une banalité totale, voire fêlée. J’ai moi-même activé l’aimant qui a fait pleuvoir l’or du tourisme sous les aurores boréales. Mais c’est surtout le grand rêve de la mer qui vient d’exploser. La Bourse s’est effondrée pour les croisiéristes sous la morsure microscopique d’un virus. Piqûre du réel. Cauchemar d’Arnold Donald.

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