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Quand on ne peut plus donner sa vie

Jacques Perrin
La Nation n° 2156 28 août 2020

D’Olivier Rey, mathématicien, philosophe, nous avons déjà parlé dans ces colonnes. Ce conservateur catholique, porté sur l’écologie, s’emploie à décrire dans un opuscule1 combien la pandémie de Covid-19 révèle la vulnérabilité de notre société partagée entre une économie gourmande et l’idolâtrie de la vie saine.

En guise d’introduction, Rey nous rappelle qu’au XVIIe siècle, dès que l’Etat royal voulut atténuer les famines, le peuple prit l’habitude de le rendre responsable de celles-ci. De mauvaises récoltes déclenchèrent la Révolution française.

Plus un Etat prétend protéger ses citoyens contre tous les dangers imaginables, plus les citoyens se sentent frustrés en cas d’échec. L’Etat encourt des reproches contradictoires: Vous en faites trop! Vous n’en faites pas assez!

Cela s’est produit avec le coronavirus. Après le Sars-Cov de 2003, le gouvernement français élabora en 2005 un plan détaillé contre ce genre d’épidémie. Un stock suffisant de masques fut prévu, mais on ne le renouvela pas, l’Etat craignant qu’on ne l’accusât d’engloutir inutilement les deniers publics. En 2020, les masques manquaient. Les dirigeants prétendirent alors qu’ils ne servaient à rien, avant de les rendre obligatoires après que le stock eut été reconstitué.

Si le rapport des citoyens avec l’Etat avait été sain, celui-ci leur aurait demandé de fabriquer eux-mêmes des masques, mais les citoyens ont désappris à se débrouiller. Ils appartiennent à un système économique qui leur demande d’accomplir un travail spécialisé en l’échange d’un salaire grâce auquel ils achètent produits et services: qu’arriverait-il si les gens reprenaient l’habitude, au lieu d’être sans cesse fournis, de faire les choses par eux-mêmes? Ils vivraient sans doute des vies plus humaines. Néanmoins le montant des transactions commerciales diminuerait, le produit intérieur brut chuterait. Un gouvernement soucieux des grands indicateurs économiques ne saurait favoriser […] une telle aberration. De plus, en période d’abondance, les compétences couturières, essentiellement féminines, ont baissé. Dans le Guide des parents confinés édité par le gouvernement, celui-ci mit en garde les citoyens: il fallait durant le confinement continuer à lutter en famille contre les stéréotypes genrés. Impossible de demander dans ces conditions aux mères de confectionner des masques: Imaginez qu’une maman se mette à coudre, tout aurait été détricoté! Il ne fallait pas sacrifier le féminisme alors qu’on contrevenait déjà à la sacro-sainte mobilité (restez chez vous!) et qu’on prônait l’effrayant repli sur soi en bouclant les frontières…

Le coronavirus a mis à l’épreuve le système de santé. De même que l’école accablée de tâches nouvelles n’arrive plus à apprendre aux élèves à lire, écrire et compter, le système de santé, pachydermique, se fragilise. Au siècle passé, grâce aux progrès en matière de vaccins et d’hygiène publique, les médecins se contentaient de soigner les malades. Aujourd’hui l’Etat s’est mis en tête de promouvoir la santé parfaite. Tout décès signifie un échec du système qui crée des attentes illimitées, impossibles à satisfaire. D’où les plaintes, d’où les procès.

Une autre contradiction apparaît. Plus on veut renforcer le système de santé grâce à des techniques nouvelles, plus la pression sur les ressources naturelles s’accroît. Seule une économie tournant à plein régime est en mesure de fournir plus de lits de réanimation. On ne peut à la fois pester contre l’horreur économique et exiger la santé parfaite.

Nos dirigeants sont élus pour faire tourner la machine économique et accélérer le mouvement d’innovation. Or le confinement a interrompu le processus, mais il fallait des personnes en bonne santé pour que la machine fonctionnât. L’économie s’arrêtait pour le bien de l’économie. En outre, la santé est un argument de poids quand il s’agit de justifier le progrès.

Du point de vue de la santé, on peut difficilement soutenir à la fois l’économie globalisée et l’écologie. La croissance économique permet le développement du système de santé et la décroissance implique son affaiblissement.

Pour se libérer des apories, il faudrait réfléchir aux fins que nous poursuivons. Or cette réflexion est difficile dans un monde où Dieu est remplacé par des idoles, parmi lesquelles trône la vie, devenue sacrée. En Occident, les hommes ont d’abord vécu dans la religion. Puis ils se sont battus pour diverses confessions. Des guerres épouvantables les firent pencher vers la tolérance afin qu’ils retrouvent la paix. Ils se désintéressèrent des fins dernières, les reléguant dans la sphère privée, et se tournèrent vers les satisfactions matérielles. En même temps, la vie était devenue objet de science. Sa définition changea. Au XVIIe siècle, elle consistait encore en l’union de l’âme et du corps pour se transformer, au XXe, en ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort, avant de devenir le point de fixation d’une religiosité errante, conservant l’aura donnée par le Christ (Je suis le chemin, la vérité, la vie).

Durant la pandémie, les cérémonies funéraires et religieuses n’ont pas été considérées comme essentielles. Les valeurs subjectives ayant remplacé les mœurs inspirées par la religion manquent de consistance. L’émancipation de l’individu consiste paradoxalement à se soumettre à un système lui évitant le supplice de regarder en face la mort, tenue pour accidentelle et déliée de la condition humaine; à un système qui certes sauve des vies, mais propose aussi des moyens d’en finir doucement, pour que nous mourions dans ce qu’il nomme la dignité.

Se sacrifier pour un bien plus élevé que la vie individuelle est impensable. Certains peuples européens ont trop souffert au XXe siècle. Quand on ne peut plus donner sa vie, il ne reste qu’à la conserver.

Certains Verts imaginent un monde d’après résilient, sensible, égalitaire. Voudront-ils se passer d’un système de santé à la fois performant et gourmand en ressources?

Les modernes poursuivent, eux, la dynamique en cours avec des dispositifs de contrôle, la numérisation de tout et la standardisation des comportements.

Certains se savent sur le Titanic et se réservent les canots de sauvetage: transhumanisme, émigration vers Mars, îles autarciques.

Selon Olivier Rey, le rejet de la transcendance a provoqué un avachissement. Il faudra réapprendre l’art de souffrir et de mourir, celui de compter sur nous-mêmes aussi bien individuellement que collectivement, et accepter certaines limites pour ne pas dépendre de techniques sophistiquées, dispendieuses et fragiles.

Référence:

1  L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, 2020, 56 pages.

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