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A rebours, de Huysmans

Lars Klawonn
La Nation n° 2158 25 septembre 2020

Sa vie durant, J.-K. Huysmans, fils d’un lithographe, immigrant hollandais, a travaillé comme fonctionnaire au Ministère de l’intérieur à Paris. Il a adhéré au naturalisme pour rompre ensuite avec lui à partir de A rebours, roman paru en 1884.

Dans la préface qu’il a écrite vingt ans après la première sortie du livre, il rapporte en détail sa rupture avec Emile Zola avec qui il s’était lié d’amitié. Considérant que le naturalisme était arrivé à une impasse, il a cherché un moyen de s’en évader. «La vertu étant, il faut bien l’avouer, ici-bas une exception, était pour cela même écartée du naturalisme. Ne possédant pas le concept catholique de la déchéance et de la tentation, nous ignorons de quels efforts, de quelles souffrances elle est issue; l’héroïsme de l’âme, victorieuse des embûches, nous échappait.»

A partir de A rebours précisément, Huysmans part à la recherche de cet héroïsme de l’âme. Ce roman est le fruit de l’incroyable audace de son auteur. Construit autour d’un seul personnage, personnage vrai, déchiré, tenté par la foi et le diable, il prend résolument le contre-pied du naturalisme. Se libérer «d’une littérature sans issue», telle était la vision de Huysmans, cette littérature confinée à l’étude des mœurs, à la peinture exacte de l’existence commune et des milieux, à la vraisemblance, et à ses héros réduits à leurs impulsions et leurs instincts. Il lui fallait déconfiner le roman, laisser entrer la vie dans toute sa plénitude.

Dernier héritier d’une lignée aristocratique, personnage excentrique, le duc Jean des Esseintes est un misanthrope avéré. Dégoûté du monde, il achète une maisonnette à la campagne, après avoir dépensé la majeure partie de sa fortune dans les débauches, pour se réfugier «loin de l’incessant déluge de la sottise humaine». Là il vit seul avec son domestique, ses livres et ses lubies, ne sort jamais et ne reçoit personne. Tout le roman, à l’exception d’un seul chapitre, se passe dans cette maisonnette à Fontenay, près de Paris.

Des Esseintes se consacre à la lecture et à l’art. Il aime l’artifice, le raffiné, s’intéresse à l’imitation de la nature par l’homme. Les chapitres abordent presque chacun un art spécifique, la littérature, la peinture, la musique, les pierreries, les fleurs, les parfums. Il déserte la compagnie des hommes et cultive son amour de la beauté, de la vie, de l’art et de l’esprit afin d’échapper à la réalité de sa société qu’il tenait en horreur; il s’adonne à des rêveries et à des débats intérieurs; des souvenirs de son enfance chez les jésuites lui reviennent en mémoire, à lui qui durant sa vie mondaine n’a jamais voulu penser au passé.

D’un caractère rebelle, sceptique et défiant, le vieux libertin s’estime dégagé de toute contrainte. Or la soudaine solitude de sa retraite ne le rend pas plus heureux.: «[…] tel qu’un moine […], il était accablé d’une lassitude immense, d’un besoin de recueillement, d’un désir de ne plus avoir rien en commun avec les profanes qui étaient pour lui les utilitaires et les imbéciles.»

Sa constante solitude amollit sa volonté et le plonge dans une torpeur. Il cherche une issue par la religion, mais n’éprouve pas «ce besoin de mortification et de prière sans lequel, si on écoute la majeure partie des prêtres, aucune conversion n’est possible». Par moments, des Esseintes semble même basculer dans le blasphème et le sadisme. Seul son penchant pour les objets religieux qui lui revenait de son enfance l’en empêche. Selon lui, et c’est aussi en quelque sorte la thèse de ce magnifique roman porté par une très belle langue, nuancée et saignante, l’Eglise a recueilli et préservé en son sein l’art des objets précieux et saints, les joailleries, les tissus, l’art plastique, de même que la philosophie, les lettres, l’histoire; préservé contre la barbarie au Moyen Age et contre «l’immonde sauvagerie des sans-culottes». C’est en écrivant ce livre, et durant son travail de documentation, que Huysmans découvre l’importance historique qu’a l’Eglise pour le développement de l’art. Ce fut le début d’un long processus intérieur qui le mena à la conversion au catholicisme.

La névrose originelle de des Esseintes, un temps calmée par une vie plus réglée, s’aggrave à nouveau, causée par la solitude et une suractivité du cerveau. Il entre dans une crise aiguë, pleine de cauchemars, d’hallucinations et d’obsessions. «[…] la religion avait aussi remué l’illégitime idéal des voluptés; des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau altéré d’un opiniâtre désir d’échapper aux vulgarités du monde.»

A rebours ne vit que des descriptions minutieuses et des réflexions de l’unique personnage. Ecrit à la troisième personne du singulier, ce roman pour ainsi dire sans intrigue, et qui se déroule sur un seul lieu d’action, peut-on encore le considérer comme un roman? La question est légitime. La réponse dépend évidemmenent de la définition que l’on donne à ce terme. Dans Soumission de Houellebecq, dont par ailleurs le personnage principal est un universitaire littéraire spécialisé dans Huysmans, on trouve la définition suivante: seule la littérature peut donner la sensation de contact avec un autre être humain, «avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances». Vu sous cet angle, le roman de Huysmans n’est pas seulement un roman, mais c’est l’essence même du roman, et son aboutissement le plus parfait, et cela trente ans avant Proust, dont l’œuvre présente beaucoup de ressemblance avec A rebours.

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