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Les liens qui libèrent

Jacques Perrin
La Nation n° 2158 25 septembre 2020

Depuis sa fondation, la Ligue vaudoise désapprouve certaines idéologies: le socialisme (y compris dans sa version nationaliste), le communisme, le libéralisme et ses avatars ultra- et néo-. Nous avons récemment cité un extrait du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels où, en 1848, les deux compères décrivent l’avidité du capitalisme en voie de mondialisation, tout en se réjouissant que les capitalistes aient liquidé l’héritage de l’Ancien régime.

Ces idéologies, avivées par la Révolution française, se caractérisent toutes par la rupture avec le passé, la préférence donnée au mouvement, la volonté de créer un homme nouveau, et par la promesse d’un paradis terrestre où régneraient ici une race pure, là des humains émancipés du labeur et de l’exploitation de l’homme par l’homme, là-bas des individus profitant, sous la direction d’une élite d’experts, de l’abondance offerte par l’alliance des techno-sciences et du marché.

Quant à nous, qui nous inspirons d’Aristote et Thomas d’Aquin, nous ne croyons ni à une race élue, ni au paradis terrestre, ni à la fin de l’histoire. Nous ne serons jamais comme des dieux. Le respect des sagesses antiques ennemies de la démesure et la méditation des Evangiles nous soutiennent. L’illimité appartient à Dieu seul. Acceptant notre condition de mortel, nous aimons les frontières et les définitions. Aucune utopie ne nous séduit. A notre échelle, l’infini est toujours mauvais. Tous les liens ne sont pas des entraves.

Le nazisme et le communisme

Des idéologies mentionnées plus haut, deux se sont effondrées.

Le national-socialisme a duré 12 ans. La prétendue race aryenne, appelée à régner mille ans sur un monde débarrassé des sous-hommes, fut détruite par une alliance militaire des démocraties libérales et du régime totalitaire soviétique.

Le communisme, après 72 ans de pénurie, de guerres civiles, de famines organisées, de procès truqués et de camps, s’est disloqué en 1989. La doctrine de Marx, qui méprisait les utopistes de son temps, était pourtant marquée par l’utopie. La dialectique marxiste prévoyait une lutte finale opposant la classe dominante capitaliste au prolétariat asservi, demeurés seuls sur la scène de l’Histoire. Le capitalisme devait mourir de ses contradictions. La violence révolutionnaire légitime des prolétaires de tous les pays donnerait un coup de pouce à la nécessité historique. Après l’effondrement des capitalistes, le prolétariat exercerait une dictature transitoire, puis s’abolirait lui-même en tant que classe. L’Etat, reflet de la domination bourgeoise, serait supprimé. C’en serait fini de l’exploitation de l’homme par l’homme et du travail aliéné: A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et la fin extérieure ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite (extrait de la conclusion du Livre III du Capital). Des associations de producteurs remplaceraient les capitalistes: Dans la société communiste […] personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique (extrait de L’Idéologie allemande). Ce monde idyllique ne vit jamais le jour. Marx se méfiait de ses disciples: Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste, disait-il, j’ai enfanté des dragons et j’ai récolté des puces. Le communisme réel se résuma à l’établissement immédiat d’un Etat bureaucratique et oppresseur, à un productivisme effréné (Lénine admirait Ford et Taylor), à un saccage écologique, au militarisme, et à la réhabilitation, quand le besoin s’en faisait sentir, du patriotisme et de l’opium du peuple, orthodoxe en Russie, confucianiste en Chine.

Le capitalisme

Quant au capitalisme ennemi du prolétariat, il se développa à une vitesse ahurissante. Il survécut et survit encore à tout, résistant aux crises de surproduction et à la baisse tendancielle du taux de profit. Les luttes ouvrières le firent céder sur certains points (travail des enfants, horaire de travail, assurances sociales, congés payés, conditions de travail décentes), mais il surmonta la crise de 1929 et tira profit des deux guerres mondiales. Il se réorganisa sous l’impulsion par exemple d’un Henri Ford qui fit en sorte que les ouvriers de ses usines, payés un peu plus, acquissent une… Ford T, profitant ainsi de l’abondance naissante. Les producteurs devenaient aussi des consommateurs. Grâce à la publicité orchestrée par des spécialistes, les problèmes de surproduction furent résolus. En 1929, il y avait trop de tabac invendu. L’American Tobacco engagea un neveu de Freud, Edward Bernays, versé dans la psychologie et l’information, afin de s’assurer de nouveaux clients. Bernays fit défiler sur la 5e Avenue des mannequins court vêtus, cigarette aux lèvres, dans une posture aguicheuse. Ce fut un succès. De nombreuses femmes se mirent à fumer comme les pin-up. Les publicitaires, s’adressant aux pulsions élémentaires et au désir d’émancipation, créèrent des addictions à toutes sortes de produits. Les gens compensaient les contraintes du labeur en accumulant les moments de jouissance. L’économie de l’offre se développa. La valeur d’usage des objets fut négligée, l’obsolescence programmée. Le capitalisme prit un second souffle aux Etats-Unis puis s’emballa dans le monde entier. La psychologie des populations se modifia. Les névrosés anxieux et soucieux de payer leur dette à la collectivité laissèrent la place aux pervers, centrés sur la satisfaction de leurs désirs. Je le veux, donc j’y ai droit, disaient ceux-ci. La triade des sociétés traditionnelles donner, recevoir, rendre n’avait plus cours. On exigeait, on prenait. Le monde de l’hyperconsommation et du loisir naquit, avec ses centres commerciaux, ses parcs d’attraction, puis l’irrésistible commerce en ligne. Les ouvriers furent prompts à profiter de cette rétrocession par la bourgeoisie d’un peu de jouissance au lieu d’attendre indéfiniment les lendemains qui chantent promis par les communistes.

L’écologie, nécessaire et dévoyée

Le capitalisme séduit toujours parce qu’il a tenu promesse. Il a apporté la prospérité et une sorte d’émancipation, car pour vendre plus, il fallait briser des tabous. Sur une partie importante de la planète, les pénuries ont cessé, la mortalité a diminué, la santé s’est améliorée et la durée de vie s’est allongée.

Seulement le prix à payer est élevé. Le capitalisme devenu «sympa» s’est tout de même constitué une armée de réserve de travailleurs sous-payés dans le Tiers-Monde où il est possible de délocaliser la production. Consommer toujours plus, jouir sans entraves et bouger plus vite, plus loin, nécessitent des matières premières, des ressources rares et de l’énergie. La crise écologique survient. Le Tiers-Monde à la démographie galopante veut vivre selon les normes occidentales. Alors les Verts entrent en scène, réclamant la sobriété, le retour au local, une croissance ralentie. Les conservateurs de notre espèce sont attirés par l’écologie qui semble convenir à leur souci inné de la mesure et du bien commun. Ils sont vite déçus, car les Verts, surtout en Suisse romande et en France voisine, font cause commune avec les extrémistes de l’émancipation, féministes, indigénistes, minorités sexuelles, etc.

Réaction

La Ligue vaudoise n’est pas seule à se défier à la fois des promesses de bonheur illimité des néolibéraux et de leur avant-garde transhumaniste, ainsi que des utopies altermondialistes nous annonçant qu’un autre monde est possible et que l’alliance des victimes scellera la libération de l’humanité. Des intellectuels de «droite» (Alain de Benoist, Olivier Rey, Pierre André Taguieff) et de «gauche» (Jean-Claude Michéa, Dany-Robert Dufour, Bernard Stiegler et sa fille Barbara) décrivent les impasses où conduisent le néolibéralisme et le communautarisme victimaire: chacun pour soi et gouvernance mondiale pour tous. Les penseurs de «gauche» ne sont pas les moins virulents. Ils conspuent la médiocrité du personnel politique français de Sarkozy à Macron, de Hollande à Strauss-Kahn. Ils s’attaquent à la démoralisation dans le double sens du terme, au découragement et à la dégradation des mœurs. Ils insistent sur la nécessité de corps intermédiaires entre un Etat tout-puissant et des individus fragiles, sur le soin à apporter à la jeune génération. Ils s’opposent à l’inversion des rôles préconisée par la publicité où les enfants prescrivent aux parents les façons correctes de consommer. L’indifférenciation sexuelle, les prétendus changements de sexe et la gestation pour autrui, transformant les bébés en marchandises, ne les enchantent pas. Ils se soucient des troubles psychiques engendrés par l’abus des portables et le consumérisme en ligne. L’art contemporain n’est à leurs yeux qu’on objet de spéculation financière. Ils ne sont ni technophobes, ni opposés à la libre entreprise, mais s’en prennent au capitalisme rentier, financier et spéculatif, rejoignant la critique opérée par Aristote du gain d’argent sans autre fin que l’accumulation.

Les réactionnaires de droite comme de gauche ne veulent pas d’une utopie aboutissant à une tyrannie sans tyran. Ils demandent plus de liens, de la retenue, plus de dépendance au vrai, au bien et au beau.

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