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Coopétition et flexicurité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1790 4 août 2006
Coopétition et flexicurité: ces deux mots qui viennent de faire leur apparition sont fabriqués l’un et l’autre à partir de notions opposées. Le premier, inventé par M. Kleiber au sujet des relations entre les universités, mêle la compétition et la coordination; le second, rapporté par Mme Barbara Speziali dans 24 heures du 8 juillet, mêle la flexibilité et la sécurité des employés.

En soi, il n’est pas absurde de vouloir réconcilier des contraires. La flexibilité des employés et la sécurité de l’emploi ne s’excluent pas. L’employé a besoin d’une certaine sécurité de l’emploi et du salaire, et le caractère mouvant et imprévisible de la conjoncture rend nécessaire de sa part une certaine flexibilité. La flexibilité est un atout pour un employé qui cherche un nouveau travail et se déclare prêt à bouger pour l’exercer. Flexibilité et sécurité ne sont pas des absolus, mais des exigences à discuter et à composer. D’une certaine façon, c’est à établir une flexicurité supportable par les deux parties que tend le dialogue social.

Et les cartels ne sont-ils pas une préfiguration de la coopétition? Les entreprises d’une même branche collaborent pour fixer des limites à leur concurrence: fourchettes des prix et des salaires, limites à ne pas franchir en ce qui concerne les pratiques publicitaires, normes minimales de qualité. Chacun pour soi, mais dans le cadre d’un ordre général où la profession s’oriente dans la direction du bien commun.

S’il ne s’agissait donc que de formuler de manière compacte et humoristique la nécessité de trouver et d’entretenir des arrangements entre les acteurs sociaux, économiques ou universitaires, ces nouveaux vocables n’auraient guère retenu notre attention. Mais nous croyons qu’il est permis d’y voir davantage. Dans la bouche de M. Kleiber ou de certains technocrates de l’Union européenne, ils annoncent une conception nouvelle de l’organisation politique et sociale où les contraires se voient non seulement réconciliés, mais réellement fusionnés dans une nouvelle réalité. C’est une idéologie nouvelle, synthèse de la thèse libérale et de son antithèse socialiste. Nous entrons ainsi dans une nouvelle étape de l’Histoire dont flexicurité et coopétition – en attendant d’autres (1) – sont les signes verbaux annonciateurs.

Si l’on demande à M. Kleiber qui décidera dans cette société nouvelle, il répondra probablement que cette question, comme son auteur, appartient au passé. Il invoquera «l’autorégulation des processus » telle qu’il la présente dans son ouvrage Pour l’Université (2). La réalité économico-politique nouvelle consistera en une mise en réseau – d’abord scolaire et universitaire, y compris la formation professionnelle, puis, progressivement, sanitaire, judiciaire, industrielle, syndicale et, finalement, fiscale et administrative – des compétences, de sorte que chacun, parfaitement autonome à la place que lui assignent ses capacités, fonctionnera en même temps comme un rouage du tout. Grâce à la perméabilité des réseaux mis en place, le nouvel ordre débordera instantanément de la Suisse pour se connecter aux autres réseaux, se ramifiant ainsi jusqu’aux confins du monde. Le détenteur du pouvoir? Le système lui-même! Ce sera un pouvoir immanent, ventilé dans tout le réseau et dont chaque responsable d’une connexion assumera la part qui correspondra à sa fonction. Ce sera un ordre autorégulé par la circulation immédiate de l’information, l’amélioration des normes d’excellence et l’optimisation des compétences.

Considérées abstraitement, ces conceptions ont une certaine cohérence interne. Elles n’en ont aucune dans leur rapport avec la réalité. Tentant de les mettre sur pied, on ne fera que casser une partie de l’ordre existant – ce qu’on est en train de faire avec l’université et la formation en général – et on appellera la Confédération au secours, parce qu’il n’y aura plus qu’elle pour ramasser les morceaux.

On a vu que toutes les mesures prises ces dernières années pour augmenter la liberté de la concurrence – donc en principe favorables au libéralisme – se sont accompagnées d’une perte d’autonomie des cantons par rapport à Berne et d’un interventionnisme croissant de l’Etat (tant cantonal que fédéral) au détriment des libertés des personnes et des communautés intermédiaires, ainsi que des conventions entre partenaires sociaux. Il n’en ira pas différemment avec la flexicurité et la coopétition. Auprès de qui les vaincus de la compétition et les victimes de la flexibilité trouveront-ils la sécurité de l’emploi, sinon auprès de l’Etat? Et qui coordonnera la compétition entre les universités, condamnées par la loi à encaquer un maximum d’étudiants dans des locaux toujours trop petits pour toucher le plus possible de subventions dans le but de survivre, sinon l’Etat? Entrer dans ce jeu apparemment innocent de vocabulaire, c’est accepter la perspective de confier des pans entiers de l’économie, de la recherche universitaire et des relations entre partenaires sociaux aux planificateurs de l’administration.

Encore faut-il bien comprendre que l’Etat, dans le nouvel ordre flexicurisé et coopétitif, ce ne sont pas principalement les politiciens, mais les penseurs du réseau commeM. Kleiber, les communicateurs qui les valorisent auprès des médias, les concepteurs des normes d’excellence, les organisateurs de tests d’aptitude internationaux, tout ce pouvoir semi-officiel décidant de l’avenir dans des rencontres discrètes en coulisse des forums internationaux, une nomenklatura technocratique prenant des décisions sans appel, échappant au contrôle tant des parlements que du peuple et de la démocratie directe.

Les mots changent, la langue se détraque, et le monde avec eux.


NOTES:

1) Notre article était composé lorsque nous avons découvert, lisant Domaine Public du 14 juillet, le terme motilité, qui désigne la capacité des gens à se déplacer. Son inventeur est M. Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine à l’EPFL. M. Kaufmann affirme que «la motilité est inégalitaire à deux niveaux: les personnes peuvent en être fortement ou faiblement dotées en termes d’accès et/ou de compétences; elles peuvent habiter dans des contextes offrant des potentiels plus ou moins riches en matière de possibilités de déplacement et d’aménités».

2) Publié en 1999.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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