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La liberté d'expression

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1798 24 novembre 2006
La liberté d’expression vue de l’extérieur…

L’idée communément admise est que la liberté d’expression est un droit attribué par naissance à tout être humain de penser, dire, écrire, peindre ou jouer ce que bon lui semble. La liberté d’expression émanerait de la personne, créant autour d’elle un espace à son absolue disposition. Les limites de cet espace seraient définies par des éléments extérieurs, en l’occurrence par d’autres libertés ou droits fondamentaux que l’Etat a aussi pour tâche de protéger1, la présomption d’innocence, par exemple, ou la protection de la sphère privée. C’est la perspective de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 19482.

Dès lors, le débat sur la liberté d’expression tourne toujours autour d’une seule question: l’Etat doit-il, quand et selon quels critères, interdire une affiche, un film, un journal, une exposition, une théorie historique ou scientifique? En d’autres termes: quelles doivent être les limites extérieures, étatiques et légales fixées à la liberté d’expression?

Cette définition de la liberté d’expression comme une page blanche, comme un vide à l’absolue disposition de la personne souveraine est conforme à l’attitude que nous adoptons généralement à l’égard d’autrui: ne le connaissant que superficiellement, nous ne tenons pas à nous immiscer dans sa vie intime. Par respect, par confiance, par indifférence aussi, nous le reconnaissons maître de ses choix, même si nous ne les approuvons pas. Mais on nous accordera que c’est une définition minimale et tout extérieure de la liberté d’expression.

…et de l’intérieur

Vue de l’intérieur, la liberté d’expression, comme toutes les formes de liberté, fonctionne selon des règles qui relèvent de sa nature et qu’il faut connaître pour en user judicieusement.

Ce matin, je suis libre de rester au lit ou de me lever pour travailler. Si je choisis de rester au lit, cela signifie que je me laisse dominer par mes inclinations les plus matérielles. Si je décide au contraire de me lever pour travailler, j’échappe à la détermination la plus immédiate au nom d’une autre détermination que j’estime plus importante et qui me rend libre à l’égard de la première.

Des voyous armés attaquent ma famille. Je peux m’enfuir ou la protéger au risque de ma vie. Physiquement, j’ai le choix. Moralement, je ne l’ai pas. Les biens en jeu n’ont pas la même importance: d’un côté la vie des miens et ma responsabilité à cet égard, de l’autre une vie que je vivrai dans la honte et le regret.

Dans les deux cas, il s’agit de me soustraire au caractère contraignant d’un bien inférieur par la comparaison avec un bien que je juge plus grand. Là est ma liberté: non pas dans le droit de faire absolument ce que je veux,mais dans la possibilité de résister à l’attrait, réel, de biens inférieurs en vue d’un bien supérieur, dans la possibilité de choisir la subordination qui m’élève plutôt que celle qui m’éloigne de la plénitude.

La liberté, comme toute chose, ne prend du sens qu’orientée en direction de sa finalité. Et sa finalité, ce n’est pas le choix en soi, comme le pensent les libertaires, mais le choix du bien, ou en tout cas du moindre mal. La liberté de l’artiste est orientée vers la beauté et, plus concrètement, vers l’oeuvre à réaliser; celle de l’artisan vers l’adéquation de l’objet qu’il fabrique aux besoins de celui qui l’a commandé; celle de l’entrepreneur vers la réussite de son entreprise; celle du médecin vers la santé de son patient; celle du policier vers l’ordre public; celle du juge vers cette forme extérieure de la justice qu’est la justice humaine; celle du politique vers le bien commun.

Chacun peut certes s’égarer et considérer un bien secondaire comme le bien supérieur de son activité. C’est l’artiste qui fabrique ce qui plaît au plus grand nombre. C’est le médecin ou l’avocat qui se suffit à fournir des services techniques lucratifs. C’est le policier qui utilise à des fins personnelles le pouvoir qui lui a été délégué. C’est le politicien qui ne voit pas plus loin que son élection et la gloriole qui lui est attachée. Ils choisissent librement… de ne pas être libres.

La liberté d’expression est orientée vers la vérité

La finalité de la liberté d’expression est la vérité. En cela, c’est peut-être la plus importante de toutes les formes de liberté. C’est la liberté du philosophe, du théologien et du prédicateur. C’est la liberté du romancier et du poète. C’est la liberté du scientifique et de l’historien.

C’est aussi la liberté du journaliste. La «Déclaration des devoirs du journaliste» du 21 décembre 1999 affirme à son article premier que le devoir essentiel du journaliste est de «rechercher la vérité»…et de la proclamer «quelles qu’en puissent être les conséquences pour luimême». Le devoir est à la mesure du droit.

Personne ne demande à un philosophe, ou à un scientifique, ou à un historien, ou à un journaliste de savoir toute la vérité, ou de ne jamais se tromper. Mais on sent, lisant un texte, la perspective de celui qui l’a écrit: l’un pour faire son numéro de virtuose, l’autre pour régler un compte, un troisième parce qu’il veut à tout prix démontrer la véracité d’une idée préconçue ou la validité de son idéologie personnelle, le dernier, enfin, parce qu’il a envie de savoir, de comprendre, de transmettre: à défaut de la vérité, au moins le souci de la vérité. Il existe des journalistes ou des écrivains qu’on lit malgré d’importants désaccords parce qu’on sent le souci de la vérité dans leurs écrits.

Règles et limites

Trois types d’exigences relativisent la liberté d’expression absolue à laquelle le journaliste pourrait être tenté de prétendre.

Il y a d’abord les compétences personnelles: maîtrise de la langue, curiosité et disponibilité d’esprit, expérience, sens des proportions, jugement, capacité de synthèse.

Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, la médiocrité d’inspiration et la vulgarité de l’exécution ont joué un rôle dans les réactions musulmanes. L’excellence dans ce domaine élève le niveau et rend la charge à la fois moins blessante et plus drôle, mieux ciblée et plus convaincante. Le manque de talent justifie-t-il une fatwah? On peut discuter.

Qui juge? C’est à notre avis le rédacteur responsable qui est le mieux à même de juger si un journaliste possède ou non les compétences journalistiques suffisantes.

Les règles du second type relèvent de la morale professionnelle. Il y a des choses qui ne tombent pas sous le coup de la loi, mais n’en sont pas moins répréhensibles. Celui qui détient un pouvoir, c’est le cas de la presse, doit en user avec mesure et discernement. La presse peut détruire une personne avec une allusion malveillante, une rumeur présentée comme un fait, une simple exagération. Elle peut aggraver une condamnation pénale par une publicité qui n’est qu’une forme moderne du pilori médiéval.

Les manquements à l’éthique professionnelle relèvent des autorités corporatives, en l’occurrence du Conseil de la presse, plutôt que des tribunaux civils. En effet, leurs motifs et leurs conséquences – leur gravité – ne peuvent être pleinement appréciés que par des hommes de l’art. C’est dans la mesure où l’autorité corporative est stricte et maintient un ordre déontologique rigoureux qu’elle rend inutile l’intervention de l’Etat. Si l’autorité est faible, cette intervention arrivera tôt ou tard.

L’Etat n’a comme tel aucune compétence lui permettant de juger des capacités professionnelles d’un journaliste. Il n’en a pas davantage en matière de vérité morale, philosophique, théologique, historique ou scientifique. Dans ces matières, non seulement la censure étatique n’est pas justifiée par une compétence propre, mais en outre elle va de deux façons à l’encontre de son objet: d’une part, elle fait de la publicité pour le spectacle, le livre, l’article, le tableau, la théorie qu’elle prétend interdire; de l’autre, elle fait rejaillir l’irritation ou les moqueries qu’elle déclenche sur l’objet même qu’elle prétend défendre.

En revanche, c’est à l’Etat qu’il revient d’appliquer les exigences de la loi – les exigences du troisième type – et de sanctionner les actes tels que l’insulte, la diffamation et la calomnie, les atteintes à l’honneur, les atteintes aux moeurs publiques, les appels à la violence, le désordre public.

Dans les cas de crise politique grave, l’Etat est habilité à pratiquer la censure politique dans la perspective de la défense nationale: c’est d’ailleurs indirectement une mesure protectrice de la liberté d’expression, dont l’indépendance du pays est la garante. Dans un pays envahi, l’expression n’est jamais libre, même si elle semble l’être, puisque toute publication jouit alors, ne serait-ce qu’implicitement, de l’aval suspect de l’ennemi.

Il reste que la censure est d’un usage très délicat pour les gros doigts de l’Etat. Comme tout pouvoir administratif, elle tend à durer et à s’étendre. C’est une potion amère qui doit n’être administrée que dans des cas extraordinaires et pour de brefs moments.

Le respect de ces exigences, personnelles, corporatives, étatiques, justifie la liberté d’expression, mais aussi l’épanouit, non comme une émanation arbitraire de tout individu s’affirmant journaliste, écrivain, philosophe ou artiste, mais comme une mise en ordre des facultés humaines au service de la vérité.


NOTES:

1) C’est l’alinéa 2 de l’article 36 de la Constitution fédérale: «Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui.»

2) Ajoutons que le principe d’égalité, principe inspirateur des droits de l’homme, est antérieur à la liberté d’expression et prévaut sur elle. Sur des thèmes égalitaires brûlants, comme le racisme ou l’antisémitisme, la liberté d’expression doit céder le pas à l’égalité. Il pourrait en aller de même dans l’avenir en ce qui concerne l’antiféminisme et l’«homophobie».

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