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Probité scientifique et amour du pays

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1804 16 février 2007
Si le propre de la science est de découvrir les lois générales des êtres, l’histoire peut être considérée comme une science. En effet l’historien découvre toujours, derrière les faits particuliers, certaines règles générales propres au lieu et à l’époque qu’il analyse.

Bien entendu l’histoire n’est pas une science exacte au sens de la physique. L’historien ne peut, comme le physicien, soustraire l’objet de son étude aux mille facteurs non pertinents qui perturbent sa recherche. Il ne procède pas par expériences cent fois répétées: l’histoire est empirique, non expérimentale. L’historien ne peut que se pencher sur des faits qui lui sont imposés dans toute leur complexité, les comparer avec d’autres faits semblables, mais jamais, ou exceptionnellement, identiques.

L’historien remplace les expériences en milieu fermé par un examen aussi exhaustif que possible des documents à disposition. C’est ce qu’a fait notre ami et collaborateur le professeur Jean-François Poudret qui, déjà fort de nombreuses recherches antérieures dans le domaine de l’histoire du droit médiéval, a examiné plus de trente mille documents pour rédiger les trois mille sept cents pages de «Coutumes et coutumiers» dont la publication vient de s’achever. Les deux premiers volumes, «Les sources et les artisans du droit» et «La condition des personnes », ont été présentés dans La Nation du 4 juin 1999 par M. Denis Ramelet. M. Antoine Rochat a parlé des deux suivants, «Le mariage et la famille» et «Les successions et les testaments» dans La Nation du 31 mai 2002. Les deux derniers, «Les biens» et «Les obligations», sont sortis de presse à la fin de l’année passée. Les Editions Staempfli, à Berne, ont droit à toute notre reconnaissance pour avoir aussi parfaitement édité ces six volumes, qui ont droit à une place d’honneur dans la bibliothèque des lecteurs de La Nation.

Cette somme d’histoire comparative est consacrée au droit privé des six cantons romands du XIIIe au XVIe siècle. L’auteur explique son choix de la Romandie, alors qu’il aurait pu se limiter au seul droit vaudois, par l’existence d’une parenté incontestable entre ces droits. Cette parenté est due pour une part à l’influence vaudoise, mais aussi au fait que les coutumiers, ceux qui disent la coutume, ont partout le même esprit «simple, hostile au formalisme, réfractaire aux subtilités, réticent face aux innovations, donc favorable à une grande stabilité».

Les notes constituent plus de la moitié des textes: «L’historien honnête écrit d’abord les notes» déclarait l’auteur lors de l’un de nos Entretiens du mercredi.

S’il s’est lancé dans cette grande aventure, c’est que s’étant retiré du barreau en 1990, l’auteur se trouvait à l’époque «sous-occupé». Cette affirmation fera sourire ses nombreux collaborateurs ou doctorants, comme avait fait rire le fameux «je n’ai pas la mémoire des dates», propos aussi désabusé que contraire à l’évidence tenu par M. Poudret lors d’un fort ancien camp de Valeyres.

Le dernier volume se termine par une conclusion générale substantielle dans laquelle l’auteur se permet de prudentes considérations générales. Prudentes, elles ne peuvent que l’être, tant chaque généralité appelle immédiatement son lot d’exceptions. Il y décrit les influences qui s’exercent sur le droit coutumier, le rôle du droit canon, celui des juristes, très limité au contraire de celui des notaires, qui initient par leur pratique des solutions nouvelles et parfois «ingénieuses», celui enfin des cours de justice qui tout à la fois assurent la transmission de la coutume et rendent la justice. Il met en lumière l’originalité de beaucoup de règles communes à l’ensemble des pays romands, que les particularismes locaux modifient toutefois suffisamment pour qu’on puisse parler de «droits certes proches pour l’essentiel, mais néanmoins distincts».

La conclusion générale traite également des relations entre le droit coutumier et le droit écrit. Le droit coutumier respecte les personnes et les communautés concrètes. Inductif, il se soumet aux moeurs et n’y ajoute des compléments que contraint par la nécessité. Les principes généraux du droit ne sont pas absents de la coutume, mais, informulés comme tels, s’y trouvent en immersion. Dans le droit écrit, au contraire, ils apparaissent dans toute leur clarté, présentés comme le sommet d’un droit qui procède par déduction des principes et tend à la rationalité pure, quitte à y sacrifier des différences significatives.


Le droit coutumier est stable car il prend en compte la totalité de la réalité. Le droit écrit est nettement distinct de la réalité et peut être changé pour des motifs généraux et abstraits, voire, comme aujourd’hui, pour des raisons purement idéologiques, charge à la réalité de s’y conformer… ou de trouver des échappatoires.

Pour que le droit coutumier puisse s’exercer, il y faut une grande stabilité et une grande cohérence sociale. Le Moyen Age s’y prêtait admirablement. Notre époque, portée par la croyance en une marche linéaire vers l’avenir, ne supporte pas la stabilité, et pas davantage la cohérence sociale, qui légitime les inégalités existantes, assimilées par principe à des injustices. Pour beaucoup de nos contemporains, le terme de coutumes – sauf dans le cadre d’activités touristiques – est connoté négativement.

L’exercice du droit coutumier demande aussi que règne une grande confiance entre les divers acteurs d’un procès. C’était le cas au Moyen Age, où la religion chrétienne omniprésente assurait un fond commun de principes incontestés. Ça ne l’est plus aujourd’hui. Quand la confiance disparaît, les textes écrits semblent les seuls garants d’une bonne justice. Leur formalisme, malgré ses simplifications, semble supérieur à l’avis d’un juge dont vous pouvez craindre qu’il ne partage ni votre foi ni votre philosophie.

Il est probable aussi qu’après la période féodale, à la complexité de laquelle correspondait le droit coutumier, les mécanismes d’unification étatique de l’Ancien Régime appelaient un système de droit écrit dont l’esprit leur convenait mieux et qui était à même de jouer un rôle politique en unifiant les innombrables particularités judiciaires du monde médiéval.

Nous avons souligné la leçon de probité scientifique que M. Poudret donne tout au long de cette somme. Mais les documents et ce qu’il en a tiré valent aussi pour ce qu’ils sont, des éléments de l’histoire des cantons romands, et en particulier de l’histoire vaudoise, qui s’ajoutent au matériau considérable accumulé par des chercheurs de premier ordre, dont beaucoup d’anciens doctorants de M. Poudret.

Ce serait un gaspillage que tant de travaux excellents, dont M. Poudret espère que les prochaines générations d’historiens les poursuivront, restent l’affaire de quelques connaisseurs et ne profitent en aucune manière à la population. Il importe que des historiens pédagogues leur donnent une suite sous la forme d’une histoire renouvelée du Pays de Vaud à l’usage des petits Vaudois… et de leurs condisciples étrangers. L’enseignement de l’histoire vaudoise, à laquelle ces derniers verraient qu’ils ajoutent un nouveau chapitre, contribuerait d’une façon non négligeable à leur intégration.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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  • Monsieur de Pourceaugnac à l'Opéra de Lausanne – Aspects de la vie vaudoise, Frédéric Monnier
  • Ecologie et politique - Séminaire de la Ligue vaudoise, première partie – Nicolas de Araujo
  • La révision du code pénal – Julien Le Fort
  • Payer moins… ou plus près? – Philibert Muret
  • Rien de nouveau sous le soleil – Jean-François Poudret
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