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La diversité de la presse

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2066 17 mars 2017

La disparition de L’Hebdo a inspiré à plusieurs politiciens des déclarations très volontaristes en faveur de l’aide à la diversité de la presse. D’un point de vue démocratique, c’est assez normal. Dans l’optique d’un régime fondé sur l’opinion, en effet, la confrontation publique des idées doit permettre au citoyen de se faire une opinion et de choisir les candidats et les textes de lois les plus proches de ses opinions.

En réalité, rares sont les citoyens qui forment leur opinion en lisant plusieurs organes de presse pour en comparer les prises de position. La plupart ne voient pas l’intérêt de consacrer du temps à des idées qui les ennuient, les irritent ou les scandalisent. Comme l’écrit cyniquement M. Pascal Décaillet1 : Pour l’immense majorité des gens, un «bon journal», c’est un journal qui pense comme eux. Un «mauvais journal», c’est celui qui leur dit ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Si ce n’était pas le cas, La Nation tirerait à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.

Néanmoins, c’est une bonne chose que la diversité de la presse, ne serait-ce que par la variété colorée des devantures des magasins de journaux, la multiplicité des formats, des présentations, des rythmes de publication et des thèmes. Et quand la diversité formelle correspond à une diversité de fond, c’est encore mieux. C’est plus rare aussi. La naissance, la vie et la mort des journaux, quels qu’ils soient, sont des indices de la plus ou moins grande vitalité d’une société.

Sur le fond, la diversité n’est pas un but en soi. Elle n’a de sens que parce qu’elle contribue à nous rapprocher de la vérité. On ne pense jamais bien tout seul. La vérité ne se découvre pas facilement, rarement d’un coup, et jamais complètement, surtout dans le domaine à double et triple fond de la politique. Dès lors, la lecture de plusieurs journaux donne un peu de distance au lecteur et lui permet de mieux trier le vrai du douteux, et le douteux du faux.

Le seul fait d’avoir des personnes à combattre, des affirmations à contester, des indignations à proclamer aiguillonne le journaliste – et son lecteur – et affine son jugement au fil des répliques et dupliques. Par ses outrances pro-européennes, L’Hebdo nous a fourni d’innombrables occasions de préciser nos positions sur le fédéralisme et l’indépendance de la Suisse. L’orientation à gauche, partagée sans même y penser par la quasi-totalité des organes de presse romands, offre elle aussi des occasions renouvelées de contre-démonstrations à ceux qui refusent de penser en rond. L’Eglise elle-même, d’ailleurs, n’a-t-elle pas constamment bénéficié des hérésies contre lesquelles ses docteurs ont été conduits à élever le rempart intransigeant et subtil des dogmes?

Au-delà du combat d’idées, sur le plan de l’action politique concrète, il est impossible d’intervenir dans les affaires de son pays sans savoir ce qui s’y passe. De ce point de vue, 24 heures offre une masse considérable de connaissances factuelles qu’on ne peut pas trouver ailleurs, et notamment pas dans les médias, écrits ou électroniques, qui s’adressent à l’ensemble de la Suisse romande.

Cette heureuse et féconde diversité médiatique doit-elle être soutenue par les pouvoirs publics?

C’est vrai qu’elle est menacée depuis toujours par ce fait que la Suisse romande est un bassin de lecteurs potentiels trop exigu. La population n’a en général pas la moindre idée des efforts de tous genres que nos éditeurs de journaux et de livres fournissent depuis des dizaines d’années pour empêcher leur entreprise de sombrer.

La menace grandit aujourd’hui en proportion de la baisse des revenus publicitaires et de l’augmentation des frais de production. Les gens lisent moins. Beaucoup d’entre eux se satisfont d’un 20 Minutes hâtivement parcouru dans le métro ou se tournent vers les médias en ligne, plus immédiats et moins chers, et les sites de réinformation. A cette évolution, qui n’est pas près de s’arrêter, certains ne voient d’autre issue qu’un accroissement considérable de l’aide de l’Etat. Il y va, disent-ils, du salut de la démocratie.

Actuellement, l’aide de la Confédération est indirecte. Elle consiste en une participation de cinquante millions de francs aux frais postaux de 142 titres de la presse régionale et locale (pour trente millions) et de 1046 titres de la presse associative (dont La Nation, selon leur système de classification) et des fondations (pour vingt millions). C’est une aide indirecte, décidée en fonction de critères comme le tirage, la périodicité, l’aire de distribution, etc., à l’exclusion de tout jugement sur le contenu. On préserve ainsi l’indépendance des rédactions.

Insistons sur le fait que la régularité de ces expéditions en nombre permet à la poste de diminuer ses frais d’organisation et de manutention. En ce sens, l’«aide» est, au moins en partie, un dû.

Les patrons de presse sont plutôt négatifs à l’égard d’une aide publique directe, craignant sans doute de devoir affronter les pesanteurs étatiques dans la gestion de ce qui n’est à leurs yeux qu’une liasse d’actions parmi d’autres.

Les journalistes sont divisés. M. Philippe Barraud, animateur du site Commentaires.com, en est un fervent partisan. Il juge qu’il faut en terminer avec un «tabou» et aborder sans préjugés la possibilité d’une aide directe à la presse. Il ne se prononce pas sur les modalités. M. Décaillet, à l’inverse, y est violemment opposé.

Aux adversaires de l’aide directe qui craignent une perte d’indépendance, les partisans répondent que les milieux culturels, soutenus et même entretenus depuis toujours par les pouvoirs publics, ont conservé une parfaite liberté de création. La comparaison n’est pas très pertinente, car les relations du monde politique avec la presse sont incomparablement plus fortes, ambiguës et lourdes de conséquences que celles qu’il entretient avec le monde de la culture.

Personne ne pense que l’Etat va directement profiter de la situation pour mettre au garde-à-vous les bénéficiaires de ses largesses. Soit dit en passant, la grande presse n’a pas besoin d’être subventionnée pour se montrer extrêmement gouvernementaliste en matière d’école, par exemple, de politique sociale ou de santé.

La question qui se pose est plutôt celle de savoir de quelle autorité jouiront encore les journaux qui toucheront des paiements directs. Comment seront reçus les avis et conseils d’un journal qui n’arrive pas à subvenir à ses propres besoins? Ceux du journal économique qui consacre ses colonnes à critiquer les stratégies et décisions des entreprises tout en tendant la main à l’administration? Ceux du journal de tendance libérale qui se soustrait aux exigences du marché? Ceux de l’organe pro-européen qui reste «frileusement» confiné dans les limites romandes? Ceux du bimensuel fédéraliste qui reçoit sa pitance de la Confédération?

Et qui subventionnera-t-on? Ira-t-on jusqu’à soutenir un journal qui met en doute la légitimité du gouvernement, voire celle du régime lui-même? Un journal antidémocrate peut-il être subventionné par un gouvernement démocratique sans se renier lui-même? Et s’il ne l’est pas, ce sera tout de même une injustice. Et surtout, les publications qui, elles, auront été jugées dignes d’être subventionnées seront du même coup implicitement nanties d’un certificat de conformité idéologique, ce qui n’est pas précisément une garantie d’indépendance et d’esprit critique.

L’intervention de l’administration tend toujours à figer les choses pour l'éternité. Saviez-vous, par exemple, que le journal communiste L’Humanité reçoit aujourd'hui encore 48 centimes d’euro pour chaque exemplaire diffusé, alors même que le parti communiste ne représente à peu près plus rien?

L’aide directe avachit ses bénéficiaires en les soustrayant aux exigences de la réalité économique, ce qui ne pousse ni aux économies, ni aux investissements. Or, tout journal, qu’il soit d’information, comme 24 heures, d’investigation, comme l’était L’Hebdo, publicitaire, comme le journal Coop, de parti, comme la Tribune du parti libéral-radical, ou d’opinion indépendante, comme La Nation, est une entreprise. Que cette entreprise soit principalement capitaliste ou au contraire que la diffusion d’idées y soit primordiale, elle doit de toute façon, à la fin de l’année, boucler avec un compte positif. Une ou deux années dans les chiffres rouges, ce n’est pas forcément mortel, mais il vient bien un moment où il faut régler les comptes. Il y avait quinze ans que L’Hebdo coûtait plus qu’il ne rapportait. Sa disparition physique n’a fait que conclure la disparition d’un besoin.

Il est possible que d’autres journaux – on parle notamment du Temps – suivent le chemin de L’Hebdo. Si désagréables qu’elles soient, ces disparitions ne rendent pas le recours à l’aide directe de l’Etat moins faux sur le plan économique, ni moins néfaste pour l’autonomie de la presse.

Il ne faut pas exclure qu’à l’avenir, la diversité de la presse ne subsiste plus que grâce aux petits journaux d’opinion, habitués à se battre en se serrant la ceinture, seuls prêts à adapter le style et le rythme de leur publication à la réalité de leurs moyens.

Notes:

1 Genève Home Information (GHI), 8 mars 2017.

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