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Bolkestein au Palais fédéral

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2068 14 avril 2017

La «directive Bolkestein» fut adoptée en 2004 par le parlement européen. Elle disposait qu’une entreprise européenne était, en matière de salaires et de protection sociale, soumise aux règles du pays où elle avait son siège et non à celles du pays où elle travaillait. En d’autres termes, le fameux «plombier polonais» pourrait travailler en France aux conditions polonaises. Les patrons des pays les plus aisés dénoncèrent un cas de concurrence déloyale, et les syndicats une «machine à créer du dumping salarial». Certains ont dénoncé une atteinte à la souveraineté des Etats membres, d’autres une officialisation du travail au noir, voire une importation de la délocalisation.

Et voilà que ce principe refait surface en Suisse à l’occasion de la révision totale de la loi fédérale sur les marchés publics. Le Conseil fédéral a décidé de supprimer la disposition actuelle1 selon laquelle «les prescriptions en vigueur au lieu où la prestation est fournie sont déterminantes». Bien qu’une bonne partie des milieux consultés en 2015 (tant l’Union syndicale suisse et Unia que le Centre Patronal) ait vigoureusement critiqué cette suppression, le Conseil fédéral s’est obstiné et l’a conservée dans le projet actuellement soumis aux Chambres.

En Suisse, chaque canton pratique le partenariat social à sa manière. Selon le canton, ou la région, les conventions collectives de travail sont plus ou moins nombreuses et plus ou moins complètes. Leur portée obligatoire est étendue ou non à l’ensemble de la branche.

Avec le «principe du lieu de provenance», ces différences, qui correspondent à des différences cantonales objectives, sont purement et simplement niées. Les entreprises des cantons libéraux pourront faire concurrence aux entreprises des cantons plus sociaux sans respecter les exigences qui s’imposent à ces dernières. Le projet ouvre ainsi la porte à une inégalité de traitement qui le rend inacceptable.

Le projet représente aussi une atteinte à l’autonomie des cantons, car il dévalorise les conventions collectives cantonales ou régionales, désormais inefficaces en matière de protection et inéquitables en matière de concurrence.

Et l’atteinte s’aggrave du fait que le projet désavantage automatiquement les cantons romands, en général plus sociaux que les suisses-alémaniques. Elle s’aggrave même d’autant plus qu’aujourd’hui déjà, et depuis des années, les procédures d’attribution des marchés publics défavorisent les entreprises romandes en imposant fréquemment l’usage de la langue allemande aux soumissionnaires.

Le système de la paix du travail et des conventions collectives est fondé sur l’idée que l’entreprise est plus qu’une somme d’individus, qu’il existe un bien commun aux employeurs et aux employés et que ce bien dépasse leurs divergences d’intérêts occasionnelles. Cette conception de l’entreprise est la réponse la plus humaine, et en même temps la plus complète et la plus naturelle, aussi bien à l’individualisme libéral qui dissout la société qu’à l’étatisme socialiste qui l’étouffe. On y a vu à juste titre l’une des clefs de la prospérité helvétique. Y porter atteinte, si peu que ce soit, constitue une régression sociale et, sur le plan économique, une imbécillité. L’atteinte est même double en l’occurrence, puisque le projet accroît à la fois l’étatisme par son interventionnisme économique et l’individualisme par son mépris des accords sociaux.

Pour les auteurs de la révision, serviles interprètes de la liturgie mondialiste, il s’agit d’augmenter la transparence du marché, de stimuler la compétitivité et de simplifier la vie des entreprises à cheval sur plusieurs cantons.

En ce qui concerne les compétences fédérales en matière de transparence, nous renvoyons nos lecteurs à l’enquête accablante publiée par Le Temps du 8 janvier dernier: «Marchés publics, ce milliard que Berne distribue en toute opacité.»

Pour le reste, il est vrai que le respect des spécificités cantonales et des conventions collectives alourdit les prix, réduit les marges, complique les comptabilités et freine les restructurations. Cela ne nous gêne pas. Nous considérons au contraire que ces entraves mêmes sont bénéfiques en ce qu’elles contraignent l’économie à se plier aux exigences des moeurs indigènes.

A la longue, d’ailleurs, la dévalorisation des conventions collectives et le durcissement concomitant des relations de travail ont un coût social non négligeable et raniment de surcroît une ambiance de lutte des classes néfaste à l’économie. Et la centralisation augmente considérablement la bureaucratie, engendre une vision plus abstraite des problèmes et stérilise l’esprit d’invention. Bref, elle freine la compétitivité économique plus que ne le fait la complexité du fédéralisme.

Lors de la consultation, il y a deux ans, les syndicats avaient évoqué le lancement d’un référendum si le principe du canton d’origine était maintenu. Ils devront passer aux actes si le parlement fédéral ne modifie pas le projet sur ce point. En 2006, les syndicats, notamment français, ont réussi à faire disparaître le «principe du pays d’origine» de la directive Bolkestein. Il serait invraisemblable que nous, spécialistes mondiaux de la paix du travail et des souverainetés cantonales, fassions moins bien qu’eux.

Notes:

1 Article 8, lettre b.

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