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Etes-vous un idéologue?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2075 21 juillet 2017

Etes-vous un idéologue? La question n’est pas sans importance, si l’on admet que toute idéologie est en puissance de totalitarisme.

L’idéologie est plus qu’une philosophie, ou moins. Difficile à définir dans son fond, elle se présente tout à la fois comme une doctrine explicative et prédictive de l’histoire du monde, une passion collective et un ensemble de pratiques ordonnées à l’acquisition du pouvoir.

On pourrait aussi dire que l’idéologie est un absolu terrestre, ou une passion rationalisée, ou une secte non religieuse ou une contrefaçon méthodique du monde. Quoi qu’il en soit, elle jouit aux yeux de ses partisans de tous les attributs divins, omniprésence, omniscience et toute-puissance. Elle est la clef unique de toutes les portes, la seule réponse à toutes les questions.

Se suffisant à elle-même, n’ayant d’autre but que sa propre et exhaustive réalisation, l’idéologie ne supporte pas que sa prééminence soit pondérée, si peu que ce soit, par d’autres idéologies, d’autres intérêts, d’autres réalités qu’elle-même.

Les différences de mœurs, de traditions, de langues, d’histoire et de culture ne sont que masques, oripeaux, et camouflages trompeurs, fausses valeurs et opiums du peuple aux yeux de l’idéologue.

Il n’est pas de considération morale, il n’est pas de barrière logique, il n’est pas d’expérience, même cent fois répétée, pas de démonstration scientifique qui puisse s’opposer au déploiement de l’idéologie. Il n’est pas de censure, d’exclusion sociale, de spoliation, de persécution, de torture, de déportation, de massacre, il n’est pas de génocide ou d’apocalypse nucléaire que ceux qui parlent en son nom n’envisagent et n’accomplissent, s’ils le jugent nécessaire et s’ils en ont les moyens.

Dans le cadre du régime totalitaire qu’elle inspire, l’idéologie est autonome. Son exigence permanente de purification menace le chef – c’est-à-dire le médium qui l’interprète au profit de l’humanité – autant que les troupes, l’ennemi ou le traître. La maîtresse terreur court du haut en bas de l’échelle et n’épargne personne. A la limite, d’ailleurs, le chef suprême n’est qu’un simple point virtuel vers qui tout converge, à l’image absente de Big Brother.

La compétence de représenter l’idéologie donne à son représentant suprême – führer ou duce, petit père, grand frère ou génie des Carpates –, tous les droits sur la vie et la mort de ses contemporains, fidèles inclus, mais aussi sur les faits passés et le déroulement de l’avenir. Les sciences elles-mêmes organisent leurs résultats en fonction des évidences de l’idéologie. Trofim Denissovitch Lyssenko (1898-1976) invente la «biologie de classe» et la «science prolétarienne». Il condamne les théories de Mendeleiev comme «réactionnaires» et fait envoyer dans des camps les scientifiques qui le contredisent. La Révolution française guillotine le chimiste Antoine Lavoisier en affirmant que «la République n’a pas besoin de savants ni de chimistes». Comprenez que le bon idéologue et fidèle serviteur du régime en sait toujours assez pour tout savoir.

L’idéologie est beaucoup plus simple que la réalité. C’est ce qui fait sa force: elle se transmet facilement et donne un sentiment immédiat de compréhension et de puissance au nouvel adhérent. C’est aussi ce qui fait sa faiblesse en ce que la part de la réalité qu’elle ne voit pas, qu’elle nie ou persécute, subsiste sous forme d’un refoulement social qui ne cesse de grandir et de pourrir jusqu’au jour où il explose et déborde.

L’idéologie prétend à l’évidence. Ses présupposés sont hors débat. Et comme elle s’étend à toute chose, elle met toute chose hors débat. Univers clos, elle sécrète un langage fermé sur lui-même. Ses mots-clefs, enchaînés les uns aux autres, renvoient tous à elle. Ils ne servent pas à réfléchir librement, mais à signifier que celui qui les utilise «est de la maison» et qu’il soumet sa personne individuelle aux exigences du groupe.

On pense évidemment au communisme sous toutes ses formes et au fascisme sous toutes les siennes. Mais, à un degré moindre, toute réalité, toute idée, juste ou fausse, peut engendrer de l’idéologie: la raison, l’évolution, la nature, l’histoire, la race, la religion, la nation, l’humanité, la morale, l’égalité, la laïcité, la démocratie, que sais-je?

D’une façon générale, on pourrait dire que le discours idéologique est l’ombre de la pensée libre à la recherche de la vérité. En d’autres termes, elle menace tout le monde, avec un risque particulier pour les intellectuels. Chaque fois que nous optons pour telle information plutôt que telle autre parce qu’elle convient mieux à notre représentation du monde, nous faisons de l’idéologie. Chaque fois qu’entre convaincus, nous parlons d’une question sur le mode complice des initiés qui savent, nous faisons de l’idéologie. Et chaque fois que nous tirons d’une idée, si fondamentale soit-elle, un motif de négliger toutes les autres, nous faisons de l’idéologie.

Pour réduire en soi la part d’idéologie, il faut discipliner son discours et ne jamais répéter une formule – surtout si elle est plaisante – sans revenir à la réalité concrète qu’elle signifie. Toujours penser que nos idées doivent être sans cesse retravaillées, approfondies, complétées  en fonction des situations nouvelles. M. Regamey craignait plus que tout les idées «millésimées», comme il disait.

En ce moment même, les participants jeunes et vieux du camp de Valeyres 2017 s’efforcent précisément de désidéologiser ou de démillésimer quelques-unes de leurs idées.

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