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Essentialiste toi-même!

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2090 16 février 2018

Un nouveau terme est apparu dans le vocabulaire de la polémique politique, celui d’«essentialisme». L’essentialiste, c’est celui qui juge les individus non en tant que tels, mais en fonction du groupe – national, religieux, linguistique, racial, ethnique, de classe ou social – auquel ils appartiennent. Avec cette définition, je sombre d’ailleurs moi aussi dans l’essentialisme, l’existence même d’une identité collective étant contestée par les anti-essentialistes.

Traiter quelqu’un d’essentialiste, c’est l’accuser d’enfermer les personnes dans des catégories simplistes, lourdes d’amalgames et d’exclusions, réduisant l’infinie diversité du réel à quelques généralisations grossières et abusives.

Etre anti-essentialiste, c’est se montrer tout ensemble antiraciste, antisexiste, anticapitaliste, bref, agiter vertueusement tout l’éventail des protestations égalitaires.

Le «nous» communautaire est un leurre, disent les anti-essentialistes, seul compte le «je» de tel ou tel individu, à nul autre pareil (bien qu’égal à tous).

La seule communauté que les anti-essentialistes acceptent, c’est l’ensemble planétaire, abstrait, déraciné et acratopège des «citoyens du monde» bardés de droits de l’homme et de la femme. Mais s’ils l’acceptent, c’est uniquement parce qu’elle n’existe pas.

D’expérience, la dénonciation de l’essentialisme sert principalement à nier, sans trop avoir besoin d’argumenter, toute différence entre les nationaux et les étrangers, et toute distinction de statut, politique, social, professionnel, fiscal, qu’on pourrait en déduire. Invoquer, par exemple, la mentalité et les mœurs vaudoises pour faire comprendre les problèmes de fond que pose l’intégration des communautés étrangères, c’est déjà faire preuve de l’essentialisme le plus crasse et le plus obtus.

La lutte contre l’essentialisme a cet effet curieux qu’en en recensant les victimes, on contribue aussi à leur essentialisation. On les traite comme des groupes compacts dont on parle au singulier, indice irréfragable d’essentialisme: la femme, le Noir, le musulman, le travailleur, l’homosexuel, l’immigré. On ne tient aucun compte des différences de tout genre qui distinguent, séparent ou opposent les individus à l’intérieur de chacune de ces catégories.

On nous rétorquera que cet essentialisme-là est positif et tend à rétablir l’équilibre rompu par les sexistes, les racistes, les islamophobes, les capitalistes, les homophobes, etc. Compense-t-on bien un déséquilibre par le déséquilibre inverse? En tout cas, ce contre-essentialisme n’est pas toujours positif: peu de partis sont aussi essentialisés négativement que les partis «populistes», auxquels leurs adversaires reprochent précisément un discours essentialiste à l’égard des migrants, et qui, j’y pense, cultivent eux aussi, à leur propre sujet, un vigoureux essentialisme nationaliste.

Il semble donc que nous soyons tous, et toujours, à la fois essentialisés et essentialisants.

Autre effet de symétrie inattendu, la lutte contre l’essentialisme peut engendrer chez ses victimes – ces temps-ci, surtout les femmes – les mêmes mécanismes de généralisation désinvolte, d’abus de pouvoir et d’exclusion que ceux dont elles ont souffert. On en arrive à susciter non seulement le désir de vengeance et les revendications financières, mais aussi la dénonciation frénétique de gestes ou de paroles insignifiants, la délation malveillante voire mensongère, la satisfaction malsaine, enfin, de voir un intouchable pilorisé, groin et pattes immobilisés dans le carcan des réseaux sociaux.

L’obsession anti-essentialiste rend quelquefois aveugle et stupide, au point que des actes explicitement amicaux – Antoine Griezmann qui se grime en basketteur noir pour manifester son admiration à l’égard des Harlem Globetrotters  – déclenchent des raz-de-marée de tweets haineux et d’accusations ridicules.

L’usage du terme «essentialisme» pour désigner le sentiment national correspond à une simplification destructrice du vocabulaire et, par conséquent, de la pensée. C’est du même acabit que la confusion entre l’autorité et la domination, la fierté et la vanité, le patriotisme et la xénophobie, etc.

Certes, montrer le national, c’est montrer du même coup celui qui ne l’est pas, l’étranger sous toutes ses formes, frontalier, travailleur au bénéfice de la libre circulation, touriste, expat, immigré, requérant, clandestin, etc. Ces distinctions correspondent à des réalités constatables et imposent tout naturellement des traitements diversifiés.

Au fond, le terme d’essentialisme n’est pleinement adéquat que lorsqu’on parle des régimes totalitaires, pour lesquels l’individu n’existe que par et pour la masse, à l’exclusion de tout destin personnel. Nous n’en sommes pas là.

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