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Le parking de la place du Marché à Vevey

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2091 2 mars 2018

Au début des années soixante du siècle passé, la présence et la circulation des véhicules ne posaient de problème à personne sur cette place mythique. Il faut dire qu’à l’époque, les autos étaient variées, pittoresques et multicolores. Et surtout, elles étaient moins nombreuses. Les immatriculations plafonnaient à VD 70000. C’est-à-dire qu’il y avait dix fois moins de véhicules motorisés dans le Canton. Parquer sa voiture sur la place de la Grenette (il me semble que c’est ainsi qu’on la nommait autrefois) était aisé et gratuit, comme partout. On pouvait admirer la sublime Mercedes 300 SL «portes papillon» de Paul Morand stationnée à côté de son domicile du château de l’Aile. A l’angle opposé, l’élégante DKW pistache au toit blanc de mon cousin Pierre attendait tante Violette à la sortie des employés de l’imprimerie Klausfelder.

Quand j’étais petit garçon, je collectionnais les modèles réduits à l’échelle 1/43e. Ma tante venait de m’offrir une Chevrolet Impala 1959 Dinky Toys achetée chez Gloor, et je triomphai quand je pus lui montrer le gigantesque paquebot américain en version originale sur le parking de la Grenette, avec sa calandre gloutonne, ses yeux de poisson des profondeurs et ses extravagantes ailes arrière d’oiseau migrateur. On ne se préoccupait pas de l’exorbitante consommation de l’Impala, ni de la fumée bleutée du deux-temps de la DKW 1000 S de Pierre qui, à elle seule, devait polluer plus qu’une flottille de taxis actuels. Et quelle fierté quand, cravachant les invisibles chevaux de son modeste trois-cylindres, mon cousin affichait 140 au compteur sur la route cantonale entre Rennaz et Aigle, avant d’entamer la laborieuse ascension du col des Mosses. Les autos étaient des objets de rêve pour les adultes et les enfants. Immobiles ou en mouvement, elles s’intégraient à un paysage qu’elles avaient partiellement façonné. C’était encore une période libre, poétique et insouciante de l’automobile. La douceur de vivre avant la mobilité douce.

Aujourd’hui, tout a changé: il n’y a plus de petits garçons pour admirer les papillons et les impalas sur la place du Marché. Les automobiles sont devenues d’indésirables parasites. Pour les punir de leur encombrante laideur, elles sont l’objet de diverses tracasseries administratives et policières. Leur présence dans les centres urbains est de plus en plus contestée. Et la plus contestable est sans doute à la surface de la place du Marché. Des décennies de palabres et de tergiversations aboutissent à un projet défendu par la Municipalité qui consisterait à libérer le secteur oriental, tout en maintenant quelque deux cents places de l’autre côté.

Nous autres Vaudois sommes les as de l’accommodement, qualité ambiguë qui nous permet parfois d’éviter d’inutiles affrontements. Malheureusement, le projet chèvre et chou de la Municipalité est une caricature de ce goût du compromis. Pour n’importe quel visiteur, la présence d’autos sur ce site unique est une injure à sa beauté. En chasser la moitié revient à restaurer la moitié d’un tableau abîmé; à reconstruire la moitié d’un pont détruit; à ne verser que la moitié du poison dans le verre de son ennemi, afin qu’il ne meure pas tout à fait.

Par ses proportions et sa vue sur le lac et les Alpes, la place du Marché de Vevey est un ensemble unique au monde. La présence permanente de malséantes ferrailles grises, blanches, noires, empêche qu’on s’en rende compte. Y a-t-il des autos sur la place des Vosges à Paris? Non. Sur la place Stanislas à Nancy? Non. Sur la place du Capitole à Toulouse? Non. Sur la Piazza del Campo à Sienne? Encore non. Sur le Rynek de Cracovie? De Wroc?aw? Sur la place du Régistan à Samarcande? Sur la Plaza Mayor de Salamanque, Zócalo (Mexico), Jemaa el-fna (Marrakech), la place Rouge, la place Saint-Pierre, la place Pestalozzi? Non, non et non. Imagine-t-on un instant les pouvoirs locaux de ces sites prestigieux permettant le parcage et la circulation des automobiles? Ce serait un tollé universel.

Les autorités veveysannes ressemblent au général des Mariés de la Tour Eiffel, «qui ne s’était jamais rendu, même à l’évidence.» L’évidence, ce sont les autos en sous-sol. Une place rendue à sa splendeur originelle, avec de vastes dalles de pierre au lieu de l’asphalte quadrillé et, pourquoi pas, en son centre, une gigantesque statue de Jean-Jacques Rousseau face à la Savoie. Poussons la logique jusqu’au bout et, dans la foulée, offrons le quai Perdonnet aux piétons. Bien sûr, cela coûtera cher, mais il s’agit d’un des panoramas les plus admirés du monde, au pied d’un site classé à l’UNESCO. Ne soyons pas médiocres, mesquins, ridicules. Nous qui habitons un pays riche serions incapables de trouver des fonds pour la construction d’un parking souterrain, ce que n’importe quel supermarché offre à sa clientèle?

Heureusement, plus de trois mille signataires ont soutenu une initiative populaire «pour la création d’un parking souterrain à la place du Marché». Elle a été déposée le 14 février. Projetons-nous dans quelques années, après le succès espéré du scrutin. Quelques badauds conversent: «Comment dites-vous? Il y avait des autos ici, autrefois? Est-ce possible! Un parking! Non! Vous avez des preuves de ce que vous avancez? Des photos?»

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