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Les nouvelles aventures de l’homme unidimensionnel

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2122 10 mai 2019

Fouillant dans un éventaire de livres d’occasion, je tombe sur une de mes lectures de jeunesse, «L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée», du philosophe marxiste et freudien Herbert Marcuse. Ecrit en 1964 dans l’ambiance de la guerre du Viêt-Nam, publié en français en 1968, cet ouvrage a joué un rôle important dans les mouvements universitaires de l’époque. Je le feuillette machinalement, et voici que je trouve, dans l’introduction déjà, des descriptions saisissantes de la réalité d’aujourd’hui.

Notant des tendances plutôt que des faits accomplis, Marcuse montre que le système capitaliste est capable de désamorcer, en les intégrant, toutes les forces d’opposition, y compris la classe ouvrière. Il le fait en pourvoyant aux besoins basiques des prolétaires. La solidarité de classe se voit ainsi brisée par la «satisfaction» du consommateur individuel. On ne fait pas la révolution quand on a quelque chose à perdre, si peu que ce soit.

A cela s’ajoute la crainte, gonflée par la propagande, de possibles conflits internationaux, qui substitue une solidarité nationale illusoire à la lutte des classes.

Les «contradictions internes» du système capitaliste subsistent, certes, mais anesthésiées. La société existante parviendra à endiguer les forces révolutionnaires aussi longtemps qu’elle réussira à produire toujours plus « de beurre et des canons » et à berner la population à l’aide de nouvelles formes de contrôle total.

Et tout cela se fait en douceur, car le processus d’intégration se déroule, pour l’essentiel, sans terreur ouverte : la démocratie consolide la domination plus fermement que l’absolutisme.

Marcuse parle de satisfaction répressive.

Autre opposant classique, la presse a perdu sa fonction critique. Elle est devenue une entreprise marchande vouée au divertissement et à l’endoctrinement. Les arts, la philosophie, la religion sont transformés en outils de propagande. Il n’y a plus de pensée autonome, plus de distance critique: l’individu s’applique tout entier à travailler pour consommer. Le système cadre ses comportements, ses goûts, ses loisirs. Le pluralisme revendiqué par la démocratie libérale n’est qu’une illusion de surface. La distinction entre la vie privée et la vie publique disparaît: voici «l’homme unidimensionnel», tout seul, prisonnier d'une société close sur lintérieur.

A cette société close correspond une ouverture illimitée vers l’extérieur, par l’expansion économique, politique et militaire… On exporte un « mode de vie » ou celui-ci s’exporte de lui-même dans la dynamique de la totalité. Avec le capital, les ordinateurs et le savoir-faire arrivent les autres « valeurs » : rapport libidineux à la marchandise, aux engins motorisés agressifs, à l’esthétique fausse du supermarché. Le progrès technique permet au système de s’étendre au monde entier. Même les Etats qui n’ont pas atteint le stade industriel avancé adoptent les perspectives capitalistes. L’URSS aussi, et Marcuse dénonce le caractère terroriste de l’industrialisation stalinienne.

Cela s’accompagne d’une agression contre l’environnement à l’échelle de la planète : à la destruction démesurée, du Viêt-Nam, de l’homme et de la nature, de l’habitat et de la nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des matériaux et des forces de travail, l’empoisonnement, également à profit, de l’atmosphère et de l’eau…

Marcuse espérait la jonction des mondes universitaire et ouvrier, l’union décisive de la théorie et de la pratique révolutionnaires. C’était aussi le vœu le plus cher des acteurs de mai 68. Et ce fut leur plus grand échec. En réalité, ils méprisaient le parti communiste et celui-ci le leur rendait bien: invoquant Lénine, le parti ridiculisait le gauchisme «maladie infantile du communisme». A quoi Daniel Cohn-Bendit répliquait: «Le stalinisme, maladie sénile du communisme». Et c’est ainsi que la révolution n’eut pas lieu.

La tonalité générale de l’ouvrage est sombre. Peut-être Freud trouble-t-il l’optimisme marxiste qui devrait être de rigueur.

Aujourd’hui, Marcuse pourrait radicaliser ses constats d’il y a cinquante ans. Dans le combat entre la mondialisation libérale et la mondialisation communiste, la première a toujours un coup d’avance. Les partis communistes, transformés en bureaucraties poussives et aigries, ont perdu toute ambition révolutionnaire. Ils en sont à courater après les grands capitalistes et les politiciens pour obtenir quelques gestes en faveur des cols bleus ou blancs.

Quant aux forces révolutionnaires, il faut bien constater qu’elles ont été récupérées par les mouvements populistes. 

Les libertaires de mai 68 ont certes conquis le pouvoir, ou, plus exactement, ils ont accaparé les places tout autour du pouvoir proprement dit. Mais ce fut pour y former la plus incroyable clique de bureaucrates jouisseurs, de consommateurs vendus au système et de censeurs hypocrites de toute l’histoire de l’humanité.

La libération sexuelle a généralisé l’usage commercial de la sexualité et engendre, avec la pornographie, un réseau monstrueux d’esclavage économique. Marcuse n’était d’ailleurs pas dupe et parlait, à l’époque déjà, de libéralisation sexuelle.

Internet, avec ses réseaux de divertissement, d’échanges commerciaux de tout genre, de surveillance et d’influence, multiplie à l’infini les occasions de se perdre dans les futilités et, pour les masses populaires, d’oublier leur rôle révolutionnaire. Et Facebook pousse en permanence à abolir la distinction entre la vie privée et la vie publique.

Les multinationales sont surclassées par des entreprises mondiales, qui parlent d’égal à égal avec les Etats et étendent quotidiennement leur emprise sur le simple citoyen, son travail, sa famille et sa vie intérieure. Il faudrait encore mentionner les délocalisations d’entreprises, l’ubérisation des métiers, l’importation massive d’employés payés selon les normes salariales du pays d’origine et tant d’autres nouveautés qui se situent dans le droit fil des critiques de Marcuse.

En fin de volume, l’auteur espère, sans trop y croire, qu’une force de révolution parviendra à échapper à la grande récupération capitaliste: Cependant, au-dessous des classes populaires conservatrices, il y a le substrat des parias et des « outsiders », les autres races, les autres couleurs, les classes exploitées et persécutées, les chômeurs, et ceux qu’on ne peut pas employer… leur vie exprime le besoin le plus immédiat et le plus réel de mettre fin aux conditions et aux institutions intolérables… Quand ils s’assemblent, quand ils marchent dans les rues, sans armes, sans protection, pour réclamer les droits civils les plus élémentaires, ils savent qu’ils s’exposent aux chiens, aux pierres, aux bombes, à la prison… Il est piquant, soit dit en passant, qu’un marxiste en vienne à placer ses derniers espoirs dans ce Lumpenproletariat que Marx jugeait irrécupérable.

Qu’aurait dit Marcuse des «gilets jaunes» qui, sous certains aspects, représentent cette force brute de rébellion?

Et que dirait-il, face aux manifestations écologiques et climatiques? Espérerait-il que ces mouvements soient assez forts pour imposer des limites objectives et infranchissables à la croissance, cette fuite en avant qui, seule, empêche l’effondrement du système capitaliste? D’après le ton du livre, il dirait plus probablement que l’écologie, comme toute chose, est en passe d’être récupérée par le marché, récupération d’autant plus profitable qu’il s’agit d’un marché moral, donc contraignant pour le consommateur.

Comme Marx, Marcuse est un critique perspicace et convaincant des tares fondamentales du néo-libéralisme. Même un réactionnaire pourrait en tomber d’accord. Mais ces critiques, leur ampleur, les constats désespérants sur lesquelles elles se fondent, sans parler du ratage radical, politique, économique, écologique et social, de toutes les formes de «communisme réel», tout cela ne suggère-t-il pas, entre les lignes, que les marxistes ont perdu la guerre contre le capitalisme?

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