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Menaces sur une petite commune

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2127 19 juillet 2019

Sur les 36 membres du Conseil général d’Essertes, 29 étaient présents lors de la séance du 29 janvier dernier. Ils ont accepté, par 21 voix contre 7 et une abstention, l’engagement de pourparlers de fusion – en réalité d’absorption – avec la commune d’Oron, 5500 habitants. Celle-ci est d’ores et déjà acquise à l’opération.

Ce vote n’est pas, à proprement parler, la dernière possibilité de refuser la fusion. L’accord intercommunal achevé devra être accepté simultanément par le Conseil général d’Essertes et le Conseil communal d’Oron. S’il est accepté des deux côtés, il sera soumis, ultérieurement et le même jour, au vote populaire distinct des deux communes.

Ce qui a probablement convaincu la majorité acceptante, c’est la description de l’augmentation constante des charges de la Municipalité et la réduction non moins constante de sa marge de manœuvre, sans parler des exigences croissantes des citoyens à l’égard des autorités («je paie, donc j’ai droit»).

On peut comprendre que ces pressions d’en haut et d’en bas finissent par lasser. Mais tout de même, il est inquiétant qu’une commune comme tant d’autres, qui maîtrise les services qu’on attend d’elle, dont les dettes sont raisonnables et les échéances financières respectées, avec un bon espoir de pouvoir remplacer les municipaux démissionnaires par des plus jeunes, fasse spontanément litière de son autonomie. Elle se couche en prévision d’un futur hypothétique où il sera impossible de se tenir debout.

Plusieurs des membres du Conseil ont accepté l’ouverture des pourparlers tout en exprimant leur sentiment qu’on perdait quelque chose d’important. On a parlé d’«identité». Qu’est-ce qu’une identité communale? Pour des villes comme Lausanne, Vevey, Yverdon, la question ne se pose pas. Qu’en est-il en revanche de l’identité de cette petite commune rurale? Plus d’épicerie, plus de laiterie, plus de bureau de poste. Pas de grands hommes, ni de criminels spectaculaires, pas d’écrasement de Boeing 737 MAX, pas de monument particulier, si ce n’est un menhir, le plus grand de Suisse, il est vrai; «Les Coucous», société d’animation locale qui a repris le sobriquet des gens d’Essertes; la Jeunesse d’Essertes, créée en 2000, qui a organisé le Tir des Jeunesses cantonales vaudoises, en 2017.

Des bois et des champs, l’inclinaison du paysage vers la vallée de la Broye, une certaine disposition des maisons tout au long de la route, des familles, généralement de souche paysanne, installées depuis longtemps dans la commune, parfois originaires d’Essertes, qui assurent aux habitants un lien avec la terre et l’histoire. C’est fragile. Des neuf domaines agricoles exploités en 1983, il n’en reste que deux ou trois.

Une série de constructions nouvelles, conclue l’année passée par la sortie de terre de cinq immeubles à l’entrée du village, l’arrivée d’une population nouvelle et la circulation croissante – on construit énormément du côté d’Oron et Palézieux – ont sans doute un peu dépersonnalisé le village.

Si certains des nouveaux arrivés ont décidé de prendre leur part des charges et responsabilités, d’autres n’attendent de la commune que des services locaux et quotidiens, entretien des routes, des bâtiments et des forêts, gestion et épuration des eaux, traitement des déchets, ainsi qu’une participation à des associations intercommunales, service du feu, centre médico-social, etc. De fait, les débats au Conseil général ont porté essentiellement sur l’importance et les coûts comparés de ces services.

Et quand vous évoquez la mort d’une commune qui gère à satisfaction son patrimoine et son administration, la suppression d’une assemblée de trente-cinq personnes, c’est-à-dire le renvoi à leurs affaires privées de trente-cinq citoyens soucieux des affaires publiques, la transformation d’une entité autonome en quartier périphérique dirigé de l’extérieur, quand vous évoquez tout ce gâchis humain et politique, on vous reproche de recourir «à l’émotionnel». Et quand bien même! L’aspect affectif est objectivement une part essentielle dans les questions d’appartenance communautaire… et tout de même plus importante, même si elle est moins chiffrable, que le nombre d’heures d’ouverture du Greffe ou de la déchetterie.

Il y a quelques années seulement, le Conseil avait refusé, à une majorité encore plus forte, d’entrer en matière sur la même question. Quand l’évolution des esprits a-t-elle commencé? Difficile à dire, mais ce qui est sûr, c’est qu’à partir du moment où la Municipalité a chargé une entreprise spécialisée d’étudier la question, la messe officielle était dite. Le rapport d’étude de plus de soixante pages portait essentiellement sur des questions financières et administratives. Les chiffres, même provisoires, donnent une impression rassurante de maîtrise.

L’étude concluait en faveur de la fusion. C’était forcé, puisqu’elle se fondait sur la comparaison entre une situation réelle, forcément imparfaite et pleine d’incertitudes, avec une situation imaginée, toute de perfection et de promesses pour un avenir radieux. Elle se fondait de plus sur un algorithme (?!), ce qui lui conférait une autorité scientifique imparable. Son coût même faisait pression sur la décision: il fallait l’amortir. En refusant de poursuivre, on aurait payé Fr. 20’000.– pour rien!

Certains ont argué du fait que participer à une commune plus grande nous rendrait plus forts vis-à-vis de l’Etat cantonal. Vevey, Yverdon-les-Bains, Nyon, Payerne, Pully, Le Mont, sont-elles tellement fortes face à l’État? Sont-elles plus autonomes? Leurs finances sont-elles en meilleur état?

D’ailleurs, si c’était le cas, l’administration cantonale pousserait-elle à ce point aux fusions? Car elle ne conçoit les communes que comme des terminaux exécutifs de sa propre gestion des affaires cantonales: moins il y en a, plus le contrôle est facile. L’autonomie des corps intermédiaires – l’autonomie de n’importe quoi, d’ailleurs, ou de n’importe qui – constitue toujours, aux yeux d’un bureaucrate conscient et organisé, une anomalie dangereuse qu’il importe de résorber.

Le Conseil d’Etat, dont la tâche serait de défendre les communes contre les abus de sa bureaucratie, est inerte. C’est trop peu dire: ce que nous avons vu du projet de refonte de la loi sur l’exercice des droits politiques – nous reviendrons en long et en large sur ce paquet multiple, soumis à consultation jusqu’au 30 septembre – nous annonce de nouvelles atteintes à l’autonomie communale en Pays de Vaud.

A la fin de la séance du Conseil, l’ancien syndic Francis Hildbrand a déploré en termes émouvants qu’une commune séculaire disparaisse ainsi, à la sauvette et sans réelle nécessité. Mais tout n’est peut-être pas dit.

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