Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Une réédition pleine d’enseignement

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2131 13 septembre 2019

La Librairie Payot a réédité Mon premier livre en fac-similé. Ce fut la méthode de lecture des petits Vaudois, de 1912 à la fin des années 1970. La seule vision de la couverture nous a transporté dans un monde solide et sûr, où mes parents, qui savaient tout, osaient envoyer le petit écolier de 6 ans faire tout seul le kilomètre et demi qui le conduisait à la petite école de l’avenue des Diablerets: les automobiles étaient rares, les prédateurs plus rares encore. Il y avait sans doute des méchants, mais les auteurs d’«incivilités» étaient sérieusement cadrés. Ainsi du grand Georges, qui m’attend à la sortie pour me casser la figure. Ma grand-mère (grand’mère, à l’époque), qui habite à côté de l’école, le renvoie illico chez lui avec une paire de claques («l’allée et la revenue») sans que personne ne s’en offusque. Les parents et les maîtres tiraient à la même corde (comme aujourd’hui, mais dans le même sens) et l’institutrice avait approuvé.

Mon premier livre est richement illustré. Le dessinateur, M. Marcel Vidoudez, y représente, avec une gentillesse soignée, des adultes qui travaillent et des enfants qui jouent aux adultes. La religion fait partie du décor et la page 82 indique les premières notes de Voici Noël. Le cadre est local. L’élève exerce l’«y» avec Yvorne, Nyon et Lutry. Le monde est principalement agricole et très écologique. On mange les produits de la ferme, l’empreinte carbone est dérisoire, la couche d’ozone, immaculée. Il est vrai toutefois que le père fume la pipe! Et il y a une voiture de course rouge à la page 4: sûrement celle de Fangio!

Ecologie encore, l’ouvrage est durable, solidement relié, avec un dos toilé et une couverture cartonnée. Après deux ans, on le rend et il passe à un plus jeune.

Au fil des pages les textes deviennent plus difficiles. Ils sont tirés des albums du Père Castor, de Vio Martin, de Johanna Spyri (Heidi), mais aussi de Gonzague de Reynold, de Théophile Gautier, de Ramuz.

La méthode est à la fois descriptive et normative. L’usage fait loi. La langue est un donné stable dont il s’agit de percevoir l’ordonnance et d’apprendre les règles, si fourmillantes et arbitraires soient-elles. On va du simple au complexe, des lettres aux syllabes et aux mots, puis aux phrases et aux paragraphes. Pas la moindre allusion à Piaget, pas de théorie socioconstructiviste. Pas besoin d’«apprendre à apprendre». Le contact est frontal dès le premier jour. Mon premier livre repose implicitement sur un constat millénaire: lorsqu’on relie, d’une façon systématique et répétée, l’intelligence à l’œuvre dans la langue et l’intelligence en éveil chez l’enfant, celui-ci apprend à lire et à écrire – à penser! –
naturellement. On ne sait pas comment ça marche, mais ça marche.

A la fin des années 1970, Mon premier livre fut remplacé par l’énorme Maîtrise du français, avec sa couverture molle et verdâtre. Cette méthode «globale» romande, qui se targuait de scientificité et s’inspirait d’une mode structuraliste moribonde, fut saluée par tout ce que le Canton contenait de bureaucrates dociles, de socialistes béats et de radicaux conformistes. Ses auteurs et les formateurs chargés de la répandre étant «de gauche», elle put aussi compter sur l’approbation, tacite et gênée, de la plupart des écrivains et intellectuels romands. Arbitraire et pédante, confondant les temps et les modes, brassant l’ordre des conjugaisons, remplaçant sans motif les mots usuels par d’autres, ce qui excluait les parents du jeu, elle mettait sur pied d’égalité la littérature, le langage publicitaire et le parler des rues. Du même coup, elle abandonnait à leur parler défaillant les moins bien lotis des écoliers.

Dans la perspective des auteurs, enseigner le français ne signifiait pas faire accéder l’enfant à une civilisation, ni lui offrir les moyens d’une pensée libre et incarnée, mais le formater à la communication pratique. Sous un discours officiel idéaliste et progressiste, on entrait dans l’utilitarisme linguistique le plus plat et le plus borné.

On peut regretter que la réédition de 1969 de Mon premier livre n’ait pas d’abord fait l’objet de la révision en profondeur qui s’imposait. Son approche empirique restait pertinente, mais la forme ne l’était plus. Les représentations des habits, des maisons et des automobiles, des jeux, des métiers, de la société en général, encore adéquates en 1954, ne l’étaient plus quinze ans plus tard. Et le terme de «nègre», utilisé deux ou trois fois, était, à notre souvenir, déjà connoté négativement en 1963. Cette inadéquation fut un argument de poids à l’appui de l’introduction de Maîtrise du français. Un Mon premier livre renouvelé aurait peut-être évité à l’Ecole vaudoise une aventure coûteuse à tout point de vue.

La réédition de Payot qui, soit dit en passant, est un succès de librairie, contient une feuille d’avertissement au lecteur, dans l’idée, je suppose, que l’ouvrage pourrait nuire à la santé morale du lecteur. Alors, on prie «celles et ceux» qui ouvrent le volume de prendre garde aux «clichés qui l’émaillent». On attire leur attention sur les «stéréotypes conservateurs qui avaient alors cours sur l’organisation familiale, la répartition des tâches, l’ordre social et moral, voire des lieux communs discriminants hérités du colonialisme». On insiste sur le fait qu’il s’agit d’un «travail de mémoire» qui «n’a en aucun cas pour objectif de remettre au goût du jour des valeurs datées». M. Dominique Dirlewanger, historien et maître de gymnase, a déclaré à la télévision que les précautions de l’éditeur étaient tout à fait insuffisantes: il aurait dû dénoncer avec force le racisme et le sexisme de la méthode.

Cela fait rire. La plupart des acheteurs sont au moins cinquantenaires. Ils n’ont pas besoin de glissières morales pour prendre la distance qui convient à l’égard des stéréotypes de tout genre, y compris des stéréotypes gauchistes qui sous-tendent le jugement de M. Dirlewanger. Il est vrai que la méthode se réfère à un modèle familial différencié, où la femme et les enfants sont au centre et où le père travaille à l’extérieur pour entretenir la famille. C’est peut-être «sexiste» dans la perspective individualiste moderne. Ça ne l’est pas dans une perspective communautaire, où la famille est plus qu’une addition d’individus égaux. Et il faut avoir soi-même l’esprit drôlement stéréotypé pour déceler du racisme dans les aventures du courageux petit Zo’hio qui concluent l’ouvrage.

Le directeur et propriétaire de la librairie éditrice, M. Pascal Vandenberghe, collabore régulièrement au site Antipresse. J’imagine donc que c’est sans plaisir qu’il a fait encarter ce factum moralisateur, probablement nécessaire pour recevoir l’aval du Département. La dernière phrase de l’avertissement est révélatrice à ce sujet, moins par ce qu’elle dit que par ce qu’elle omet. L’objet de la réédition, nous dit-il, est «de permettre la mise en perspective du remarquable chemin parcouru en un demi-siècle par l’école publique et l’édition scolaire en termes d’égalité, d’intégration, de culture, d’ouverture au monde et de droit à la différence.» Et «en termes» d’enseignement? Il n’en parle pas. Tout est dit.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: