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Le Conseil d’État vaudois au secours de la presse

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2141 31 janvier 2020

Un organe d’opinion que vous appréciez passe à la trappe d’un jour à l’autre. Deux journaux locaux opposés idéologiquement fusionnent sous peine de disparaître… et disparaissent quand même dans une synthèse sans goût ni moût. Votre quotidien, naguère dodu, devient aussi mince que La Nation, et ne contient pas beaucoup plus de publicité. Un rédacteur en chef démissionne, déclarant crânement vouloir «relever de nouveaux défis». Vous le croisez quelques mois plus tard, avec une barbe de deux jours, l’œil et la démarche incertains. Moins de journalistes, moins d’articles: vous lisez les mêmes dans plusieurs journaux censément «divers». La diversité se lisse, le monde s’homogénéise. Mais peu importe, de toute façon, la partie rédactionnelle est un élément marginal dans les nouveaux «produits de presse». Par conséquent, la formation des journalistes aussi.

Ajoutons que, sur un nombre croissant de thèmes, égalité, immigration, mariage, procréation, environnement et climat, il est devenu périlleux de poser un pied hors des sentiers battus de la modernité. Mieux vaut s’en tenir aux postures convenues et répéter habilement sous les radars des gardiens du Bien. Cela n’incite pas non plus à la diversité, laquelle ne se manifeste plus que dans la manière plus ou moins feutrée de dire les mêmes choses.

Des journaux régionaux sont rachetés par des grands groupes financiers… pour en faire quoi? Ces groupes financiers eux-mêmes fusionnent ou se dévorent, suppriment votre feuille locale ou la revendent, ficelée dans un pack-médias, à un groupe d’investisseurs chinois. Or, vu de la Chine, un journal suisse unique, reprenant des informations basiques en anglais, suffirait largement pour informer et orienter idéologiquement les lecteurs subsistants. Les collaborateurs (!) suisses du groupe n’en communiqueront pas moins que la vente n’a d’autre but que d’offrir une information plus efficace, que rien ne change et que l’emploi n’est pas menacé.

Les journaux d’opinion eux-mêmes, dont les coûts sont pourtant réduits grâce au bénévolat de leurs contributeurs, espacent leurs numéros. Certains passent eux aussi au numérique. Ce faisant, ils perdent l’évidence matérielle de l’imprimé, psychologiquement si importante, le poids et la solidité de l’objet concret qu’on peut tenir dans ses mains, déplier et replier, commenter dans les marges, prêter, oublier volontairement sur la table du bistrot, voire chiffonner et jeter avec fureur.

De son côté, le monde officiel répète inlassablement que la diversité de la presse est nécessaire au bon fonctionnement du régime. L’électeur doit pouvoir se faire une opinion sur les sujets soumis à son vote. Pour ne pas être un citoyen captif, il doit pouvoir accéder à plusieurs médias, se renseigner à plusieurs sources, prendre connaissance de plusieurs opinions. Ça, c’est la rengaine obligatoire. En réalité – prenez les prochaines votations, ou les précédentes, si vous vous les rappelez – le débat démocratique est mû par les passions collectives et les intérêts individuels plus que par les faits précis et la mûre réflexion. L’argumentation raisonnable n’a guère de poids, elle est même souvent critiquée comme une preuve de juridisme borné, de pusillanimité et de manque de vision politique.

Quoi qu’il en soit, l’État de Vaud vient de publier un «exposé des motifs et projet de décret» instituant des mesures de soutien à la diversité des médias. Le rapport est intéressant et riche de renseignements sur l’état actuel de la presse d’ici et d’ailleurs en Europe, sur la concurrence entre l’imprimé, l’audiovisuel «de service public» et la presse numérique, sur la fin du modèle économique traditionnel, qui reposait sur les abonnements, la vente au numéro et la publicité, et sur les modèles qui le remplacent avec plus ou moins de bonheur, comme la gratuité, le financement participatif (crowdfunding), le journalisme indépendant ou le mécénat.

Les mesures que l’État désire prendre sont subsidiaires et limitées à cinq ans. Elles nous en coûteront en tout 6,2 millions de francs. Le Château est prudent, et c’est aussi bien. D’abord, il se propose d’insérer plus d’annonces et de communiqués d’intérêt public dans la grande presse, à l’image de la ville de Lausanne qui, vingt-deux fois par année, achète à Lausanne Cités un encart rédactionnel de quatre pages consacré à l’un ou l’autre aspect de la capitale.

Pour s’assurer une source d’information solide et neutre, le projet de décret envisage de rémunérer un poste à plein temps de l’agence Keystone-ATS, laquelle reçoit déjà une subvention directe de la Confédération. Ce poste serait consacré à couvrir l’actualité vaudoise et à fournir une information objective et peu coûteuse aux journaux régionaux. Notons en passant qu’on peut être objectif dans ce dont on parle, sans l’être nécessairement dans le choix des sujets dignes d’être traités.

Le Conseil d’État veut aussi soutenir la formation des journalistes, beaucoup de petits journaux ne voulant ou ne pouvant plus payer la formation des stagiaires. Enfin, il envisage d’offrir aux jeunes qui sortent de l’école obligatoire une plateforme d’abonnements multiples à très bas prix, un kiosque virtuel où ils pourraient trouver toute l’information et toutes les opinions nécessaires à l’exercice de leurs droits civiques. Le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture prévoit aussi d’augmenter le temps consacré à l’éducation aux médias et à internet.

Cinq ans après sa mise en œuvre, cette tentative prudente d’aide à la presse fera l’objet d’une évaluation. Sur le fond, nous restons sceptique. D’abord, toute publication, même celle que vous lisez en ce moment, est une entreprise. Elle ne peut être libre et crédible que si elle tourne financièrement. La soutenir de l’extérieur, quels qu’en soient les excellents motifs, incite le consommateur à penser soit que le produit n’est plus adapté, soit que le vendeur est mauvais. Ensuite, la manœuvre repose principalement sur l’idée que la débâcle actuelle n’est qu’un mauvais cap à passer. Rien n’est moins sûr. Cela dit, les propositions du Conseil d’État ne nous paraissent pas scandaleuses, surtout si son kiosque virtuel propose La Nation, même à prix cassé. Nous pourrions faire un geste.

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