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Anecdote préfectorale

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2150 5 juin 2020

En forçant le trait, on peut dire que l’État est présent de deux manières dans la population. La première est celle de ses services administratifs, fonctionnant selon des schémas abstraits, anonymes, inertes et implacables. La seconde est celle des préfets, personnelle et concrète. Aujourd’hui, la première progresse. La seconde résiste, mais perd du terrain. En lisant l’ouvrage que M. Maurice Meylan leur a consacré, on voit l’importance de ce terrain perdu1. Il reste que, sauf pour les grandes villes qui ont tendance à s’adresser directement aux services cantonaux, les préfets continuent de jouer un rôle non négligeable dans la vie vaudoise.

M. Jean-Pierre Dériaz, préfet de Nyon, prend sa retraite après quinze années de service. Après un apprentissage aux PTT, M. Dériaz fut militant syndical, conseiller communal, municipal, syndic de Coppet. Il a aussi été député au Grand Conseil, de 1998 à 2002. Il n’a guère aimé cette étape, a-t-il confié à 24 heures, étant peu enclin à s’aligner sur les mots d’ordre d’un parti. Le préfet, au contraire, n’étant pas élu par le peuple, et donc pas rééligible, peut rendre ses décisions librement et sans se soucier de plaire à l’électeur.

Pour choisir un préfet, les diplômes et l’orientation idéologique sont moins importants que l’expérience du terrain et des situations délicates, la capacité de conciliation, le sens des relations personnelles, la faculté de synthèse et l’autorité personnelle.

Le préfet représente l’Etat, avec tout son poids, auprès des communes. Secondairement, il représente aussi celles-ci, avec ce qu’il leur reste d’autonomie, auprès de l’Etat. Cette double représentation, descendante et ascendante, donne une position centrale au préfet, s’il en a la carrure.

Car le préfet doit avoir la carrure, physique et morale. Le préfet Dériaz était exemplaire sur ce point. Nous l’avons constaté en 2015, à propos de la fusion qu’envisageaient les communes de Cossonay, Dizy et La Chaux. Un opposant de La Chaux menait une campagne permanente, visitant méthodiquement les foyers, rédigeant des articles, distribuant des tous-ménages. Elu à la Municipalité, laquelle était acquise à la fusion, il poursuivait sa campagne en sous-main.

Depuis des mois, donc, il «faisait cru» sur le territoire de l’éventuelle future commune. Les attaques personnelles prenaient le pas sur les arguments, on dénonçait des «menées» de part et d’autre, on soupçonnait tout et son contraire. L’orage éclata le soir du 12 mars 2015, lors de la présentation de la convention de fusion à la population des trois communes. Cent vingt à cent cinquante personnes étaient présentes. Face à elles, à la table, il y avait, notamment, le président de séance, la conseillère d’État Béatrice Métraux et le préfet Dériaz, remplaçant la préfète de Morges. Après la présentation, la parole fut donnée à l’assemblée. Le débat tourna immédiatement à l’échange d’impolitesses et d’accusations, parfois sordides. Le président était dépassé. La conseillère d’Etat en appelait en vain à la modération. Alors, le préfet Dériaz se leva calmement et reprit la main en une phrase, prononcée dans un crescendo tonitruant et définitif: «Ce qui est sûr, c’est que, quand la municipalité a décidé et qu’on est un municipal, on-ferme-sa-gueule!» Tout le monde savait qui était visé. Mais les quatre derniers mots, articulés en pleine puissance vocale, étaient pour tous. Et tous la fermèrent. Les mouches s’abstinrent de voler durant douze ou treize secondes d’un silence cathartique. Et le vrai débat put commencer.

Garde rapprochée de la conseillère d’Etat, le préfet s’était interposé entre elle et le désordre avec une présence d’esprit instantanée. La brutalité de la forme, inacceptable en temps ordinaire, était exactement proportionnée à la situation et au niveau de l’échauffourée: elle rappelait que, même sur un terrain dégradé, force reste à l’ordre et à l’Etat. Les choses avaient repris leur place d’un seul coup, bien placé et péremptoire, que tout commentaire aurait affaibli.

Le préfet Dériaz se présente volontiers lui-même comme un «électron libre». Un homme d’Etat a besoin de ce type de serviteur, entièrement loyal et dévoué à sa tâche, mais, pour cela même, remuant, critique et parfois frondeur. Encore doit-il lui-même avoir assez de carrure pour l’accepter.

Il déclare sans ambages qu’il rend la clef contre son gré. C’est même le titre de l’article de 24 heures. Maurice Meylan cite un certain nombre de préfets qui ont fonctionné, à la satisfaction générale, bien après 65 ans. Ainsi, Charles-Auguste Cottier, né en 1852 à Rougemont, fut préfet du Pays d’Enhaut durant 46 ans, et se retira à 77 ans, deux ans avant sa mort. A l’heure où l’on parle beaucoup de retraite flexible, il est désolant que l’Etat de Vaud se prive d’un homme précieux sous le prétexte tout administratif qu’il a atteint l’âge de la retraite.

Notes:

1  Les préfets vaudois, Acteurs et actrices du Pays de Vaud, Cabédita, 2014, Bière.

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