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Libre circulation

Félicien Monnier
La Nation n° 2155 14 août 2020

La Ligue vaudoise soutient l’initiative de l’UDC «pour une immigration modérée». Appelée «initiative de limitation» par les uns, «de résiliation» par les autres, cette initiative doit avant tout être abordée d’un point de vue politique.

Des attentes contradictoires

En Suisse, la «question européenne» ne peut être abordée sans rappeler que l’Union européenne est un processus d’intégration progressive de ses Etats membres. Il doit, dans une telle perspective, être envisagé que l’Union européenne n’ait pas à l’égard de la Suisse les mêmes attentes que la Suisse elle-même à l’égard de l’Union. Nous avons, à tout le moins officiellement, renoncé à l’adhésion. La Commission européenne a-t-elle accepté ce renoncement? On peut en douter. Il en ressortira pour les décennies à venir une tension permanente, née d’attentes contradictoires. Il est naturel que le principe de la libre circulation, que l’Union postule comme un élément central de son identité politique, cristallise ces tensions.

Clause guillotine et liberté

L’initiative de limitation a soulevé de la part de la classe politique helvétique une réaction d’une extrême virulence. A l’exception de l’UDC, elle rencontre l’opposition de l’ensemble des partis et de toutes les associations patronales et syndicales. L’argumentation des opposants est essentiellement économique. Elle se concentre sur les conséquences pour la prospérité helvétique d’une éventuelle activation par l’Union européenne de la clause guillotine liant les accords bilatéraux entre eux. Le site internet du comité du NON prétend d’ailleurs s’opposer à «l’initiative contre les bilatérales».

Si la prospérité d’un pays est une part importante de son bien commun, nous postulons qu’elle n’en est pas le critère ultime. Le bien commun est d’abord une notion politique. Il englobe l’économique sans lui être subordonné. Sa condition d’épanouissement première est la souveraineté.

Avons-nous abandonné une part de notre souveraineté en acceptant l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP)? En stricte théorie la réponse est non: l’accord demeure résiliable en tout temps. En affirmant cela, il faut toutefois immédiatement désigner par son nom ce qu’est la clause guillotine: un moyen de contrainte pour forcer la Suisse à accepter la facette la plus politique des bilatérales.

Dans son principe même, la libre circulation des personnes – fût-ce des travailleurs ou des citoyens européens autonomes financièrement – a pour l’Union une forte dimension identitaire. Elle postule que le citoyen est un travailleur mobile, soumis au jeu continental de la concurrence des travailleurs. Dans la perspective doctrinale de l’UE, cette concurrence des travailleurs est l’une des étapes menant à une citoyenneté européenne renforcée.

La violence de la réaction à l’initiative révèle par le fait-même que la clause guillotine fonctionne comme l’avait voulu l’UE et nous contraint à nous accommoder de la libre circulation. L’atteinte portée à notre souveraineté se situe dans cette entrave mentale: celle de l’abandon de la liberté au nom du tout économique.

Les syndicats et certaines associations patronales ne se sont d’ailleurs jamais trompés sur la dimension grandement libérale de la libre circulation. Les mesures d’accompagnement, en affirmant une spécificité économique nationale, sont un élément de bien commun. Contrairement à certains partisans de l’initiative, nous soutenons que les mesures d’accompagnement valent pour elles-mêmes. En cas de dénonciation de l’ALCP, rien ne justifierait de se débarrasser d’elles, même au motif que les employeurs feraient désormais face à des difficultés leur interdisant de s’embarrasser du dialogue social.

Conjurer l’incertitude

Les opposants à l’initiative brandissent la menace de l’incertitude, craignant le flou qu’une résiliation de l’accord, et éventuellement des bilatérales, introduirait dans nos relations avec nos voisins. C’est oublier que l’incertitude se situe aussi du côté de l’Union elle-même. Le récent désaveu subi par les «frugaux» dans le dossier de la mutualisation des dettes du Covid-19 va laisser des traces. Faut-il s’attendre, dans les prochains mois ou années, à un mouvement centrifuge des pays du Nord, voire de l’Autriche? Il contrebalancerait le très probable renforcement technocratique que Bruxelles tirera de la crise actuelle, avec la complicité de la France et de l’Allemagne.

Tout porte à croire que, dans quelques années, l’Union européenne sera encore plus rigide qu’elle n’a déjà pu l’être au lendemain du 9 février 2014. En suspendant «Horizon 2020» et «Erasmus +», l’Union avait révélé une nouvelle facette de sa diplomatie, inhabituellement virulente, tendanciellement criseuse. Il devient difficile de prêcher au souverain suisse la constance politique lorsque les soubresauts de son partenaire sont le fait d’une technocratie arbitraire. En regagnant notre souveraineté en matière de libre circulation, nous assurons à long terme une bien plus grande stabilité dans nos relations avec l’UE. L’économique et le politique ne divergent, en réalité, que dans cette appréciation de l’écoulement du temps. A long terme, leurs intérêts se rejoignent.

Une autre incertitude, quantitative, est consubstantielle au principe de la libre circulation. Lors du vote du premier paquet des bilatérales en 2000, le Conseil fédéral promettait au corps électoral suisse un solde migratoire de 8’000 personnes par année. Depuis 2007, le solde migratoire1 annuel d’Européens en Suisse oscille entre 40’000 et 60’000 personnes. Cela revient à dire que le contenu de l’ALCP a très rapidement évolué, et de manière disproportionnée. Osons dire que les Suisses n’ont, en 2000, pas voté pour ce qu’est pourtant très rapidement devenue la libre circulation.

Migration et démographie

Et si le vote du 27 septembre prochain devait aussi être perçu à travers ce prisme-là? Que l’intelligentsia crie à la xénophobie de l’UDC ne doit pas masquer que la libre circulation est l’un des piliers de notre politique migratoire. L’ALCP est bien plus qu’un simple accord économique.

Il donne aux travailleurs ressortissants (ayant la nationalité) des pays membres de l’UE l’accès au marché suisse. Il postule que les politiques d’intégration des pays de l’Union – au premier chef desquels l’Allemagne, la France et l’Italie – valent les nôtres. En 2015, l’Allemagne s’est illustrée par son inconscience migratoire en acceptant en un bloc un million de réfugiés Syriens. Le système français du droit du sol est quant à lui aux antipodes des conceptions suisses en matière de naturalisation.

Cette dépendance-là doit également entrer en ligne de compte, d’autant plus que le solde migratoire annuel lié à la libre circulation est l’équivalent, approximativement, de la population de la ville de Bienne. La résiliation de l’accord est un moyen de reprendre le contrôle, de manière plus détaillée et moins automatique, sur les possibilités d’intégration des travailleurs étrangers.

Si l’on considère l’étranger installé au bénéfice de la libre circulation comme un seul travailleur, on n’est jamais loin de le considérer comme un simple numéro de permis de séjour. On attendra alors cyniquement qu’il se taise, trop heureux d’avoir le privilège de travailler en Suisse. Pourtant, du fait de la subordination naturelle de l’économique au politique, c’est l’ensemble de la personne du travailleur qui devrait être pris en compte. A nous de ne pas le considérer comme un nomade du marché libre, mais comme un homme aspirant à s’ancrer durablement en un lieu. Cela nous contraint cependant à nous prémunir de la double erreur de l’accueil trop généreux et de l’indifférence déshumanisante. Cette manière de voir est pourtant l’approche actuelle. Au nom de la prospérité helvétique, nous en sommes arrivés à faire de l’étranger un simple outil de politique économique.

Il doit en aller de même avec les figures des travailleurs hautement qualifiés et autres étrangers autonomes financièrement que les opposants à l’initiative brandissent pour conjurer la figure de l’ouvrier utilisé pour faire du dumping salarial.

Le riche étranger – pour autant qu’une figure aussi abstraite ait un sens – n’est dans tous les cas pas une marchandise à attirer, comme le fait l’Etat de Vaud avec les multinationales. L’arc lémanique est particulièrement la victime de cet état d’esprit, qui tend à transformer certains villages en EMS géants de luxe, ou en clubhouse internationaux. Il n’est pas normal que l’anglais s’impose dans les commerces de La Côte. Un enfant allophone parlant anglais ou allemand à la maison ne rencontre pas, à l’école, moins de difficultés d’intégration que celui ne parlant que portugais ou polonais.

L’aménagement du territoire, l’urbanisme et son esthétique, la politique des transports, l’approvisionnement alimentaire, le système sanitaire ou social sont des domaines proprement politiques dont la composante environnementale est forte. L’importante majorité de ces compétences est en mains cantonales. Les enjeux démographiques et migratoires les concernent au premier chef. Ces politiques ont en outre directement trait à nos modes de vies ou nos habitudes sociales, soit à nos mœurs. Contrairement à d’autres, nous ne parvenons pas à nous réjouir à l’idée que le Pays de Vaud comptera un million d’habitants en 2040.

Le bien commun s’identifie en pondérant différents facteurs, moraux, démographiques, institutionnels, sécuritaires ou économiques. Il s’agira, le 27 septembre 2020, de rappeler que le point de croissance n’est pas la seule boussole d’une politique.

Notes

1  Par solde migratoire on entend le nombre net d’étrangers résidant dans un pays, une fois les départs d’étrangers déduits des arrivées.

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