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Actualités  |  Mardi 11 juin 2019

Une nuit à Sainte-Croix

Depuis dix ans, Anne et Camille, deux enseignantes du gymnase d’Yverdon, organisent une Nuit du Cinéma à la salle du Royal, à Sainte-Croix. Sous le titre général de «Coups de cœur», nous verrons quatre films, chacun précédé d’un court-métrage: Singing in the rain, où Gene Kelly et Debbie Reynolds illustrent en danses et en chansons le passage du muet au parlant; Smoke, qui, sur un scénario de Paul Auster, raconte à touches légères les heurs et malheurs d’un petit monde gravitant autour d’Harvey Keitel, gérant d’un magasin de tabac, et de William Hurt, un écrivain qui n’écrit plus; Vivement dimanche!, centré sur la belle Fanny Ardant, dont le réalisateur, François Truffaut, était alors follement épris; et Green book, la tournée, dans le sud des Etats-Unis, d’un pianiste noir, génial et solitaire, interprété par Mahershala Ali, et de son conducteur et garde du corps italo-irlandais, fruste et heureux de vivre, Viggo Mortensen.

A la fin de la première projection, vers 21h15, les personnes présentes, soit plus de cent cinquante gymnasiens, une vingtaine d’enseignants et quelques invités, font la queue, un verre à la main, pour accéder à une monstrueuse paella cuisinée et servie, comme chaque année, par le directeur du Gymnase, qui se trouve être le sosie de François Berléand. L’ambiance est calme, pas de chahut, pas d’«incivilités».

On reprend à 22h30. A minuit, on entend en voix off, comme à la gare: «Les gymnasiens qui redescendent en bus sont priés…». Le troisième film est plus dur à supporter, physiquement s’entend: la peau du crâne commence à démanger sérieusement, les paupières brûlent, les corps sont engourdis, les gestes, incertains, les paroles, vagues. Le vin rouge stagne au fond des verres. On a froid aux os. Des élèves s’enroulent dans des couvertures. Une des animatrices, pelotonnée dans un énorme duvet, s’abandonne à quelques instants d’un mauvais sommeil. Nous regagnons nos places en somnambules. Seule la tension du dernier film, entretenue par la performance des acteurs, nous tient les yeux ouverts.

Et puis, la nuit bascule. Il est 6 h. Sainte-Croix s’éveille. Le corps retrouve son rythme ordinaire et dépose sa lassitude. Dans la rue, les participants boivent un café et grignotent un petit pain tout frais. La rencontre de la lumière artificielle et de la douce clarté de l’aube donne aux visages des teintes vampiriques jaunâtres qui se dissipent peu à peu dans la brise du matin.

On a beaucoup parlé des malheurs du Gymnase d’Yverdon. Il était juste de rappeler qu’il s’y passe aussi des choses excellentes, comme cette nuit-là, liant les élèves, les enseignants et la direction dans une belle aventure de culture et d’amitié. Cela ne nous regarde pas, bien entendu, mais nous peinons à imaginer que cette tradition puisse disparaître.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 11 juin 2019)