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Les deux sonates pour violon et piano de Bloch

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2087 5 janvier 2018

La photographie de la première page du livret du CD est un autoportrait d’Ernest Bloch. On ne pouvait faire meilleur choix pour illustrer la force des œuvres proposées. Un regard terrible fouille votre âme. Il n’y a guère que les yeux de Rimbaud, de Schönberg ou d’Artaud qui soient pareillement dérangeants. Si vous ne soutenez pas cette flamme, passez votre chemin, la musique de Bloch, semblable à cette singulière icône, n’est pas pour vous: elle vous infligera d’insoutenables brûlures, par la violence de la première sonate, par l’exigence mystique de la deuxième.

S’il me reste dix lecteurs après ce décourageant premier paragraphe, et s’ils ne connaissent pas la personnalité hors du commun d’Ernest Bloch, qu’ils sachent qu’ils vont découvrir des œuvres essentielles d’un des plus grands génies méconnus du XXe siècle, magnifiées par l’interprétation, elle aussi hors du commun, de Cédric Pescia et Nurit Stark. Si l’on s’en tient à la musique de chambre, il convient d’affirmer que les cinq Quatuors à cordes, le sublime Quintette avec piano, les Suites pour cordes seules (violon, alto, violoncelle) et, bien sûr, les Sonates pour violon et piano de 1920 et 1924 font partie de ce qui a été écrit de plus élevé dans leur genre au siècle précédent, à l’égal de ce qu’ont produit Berg, Schönberg, Bartók, Ravel, Martinu, Chostakovitch, Prokofiev…

A mon sens, la réputation d’Ernest Bloch repose partiellement sur un malentendu qui en limite la portée. En se fondant sur des œuvres clé et remarquables, comme Schelomo ou le Service Sacré, on en fait le chantre du peuple juif. Disons que, si c’est exact, c’est aussi simplificateur que de réduire Bartók à ses recherches sur le folklore hongrois, ou Bach à son inspiration protestante. Genevois naturalisé américain par dépit de n’avoir pas été prophète en son pays, Bloch est resté profondément attaché à ses racines suisses, à ses paysages, à ses mœurs. Son séduisant néoclassique Concerto grosso no 1, écrit aux Etats-Unis, contient des citations de musiques d’armaillis fribourgeois, notées sur place. Quoique devenu citoyen américain, Bloch a passé l’essentiel des années d’avant-guerre au Tessin. Son humanisme intransigeant et idéaliste, de même que la véhémence de son langage musical, en feraient un digne descendant de Beethoven, tandis que ses Suites pour instruments à cordes le relient à l’héritage de Bach.

Dans notre monde actuel, frappé d’une incurable et universelle idiotie, la musique d’Ernest Bloch, outre qu’elle nous procure un bain d’altitude spirituelle et morale, nous rappelle qu’autrefois n’était pas non plus un «bon vieux temps». La première Sonate pour violon et piano (en français sur la partition éditée chez Schirmer à New York) est décrite par son auteur comme une «œuvre tourmentée, écrite peu après la terrible guerre et la terrible paix». Elle exhale, surtout dans ses mouvements extrêmes, une âpre révolte qui vous prend à la gorge. Le mouvement central extatique mais instable, noté molto quieto, apporte un répit bienvenu mais que l’on sent précaire.

Cette sombre partition a été défendue par les plus grands archets du XXe siècle (Kochanski, son créateur, Szigeti, Heifetz, Stern, Menuhin, etc.) Depuis deux semaines, elle est mon pain quotidien et j’ai épuisé toutes les versions disponibles dans ma discothèque, sur YouTube, chez Qobuz; et, partition en mains, je crois pouvoir affirmer qu’aucune n’atteint l’évidence de l’interprétation de Stark et Pescia. Presque toutes les autres lectures souffrent, à des degrés divers, de deux défauts opposés: le piétinement mécanique ou le polissage des angles. La colère de Bloch n’est pas un trépignement stupide, mais une sainte colère, une exigence de justice hurlée avec force, comme dans la Missa Solemnis – toutes proportions gardées. Et là, nos deux artistes possèdent la force du muscle et de la tête qui rend vraies et intelligibles les nobles passions du compositeur.

Comme si Bloch s’était repenti des excès de la première sonate, la seconde cultive le chant mélodieux par une écriture décantée et méditative dans une atmosphère modale, parfois orientalisante, avec de longues et splendides citations de plain-chant grégorien. Cela rapproche l’œuvre du Concerto gregoriano pour violon et orchestre de Respighi quasi contemporain (1921). Mais on devine qu’en dépit de son caractère contemplatif, une ardeur fièvreusement contrôlée sert de vrai soubassement à cette sonate, projetée comme un arc fascinant, en quatre mouvements ininterrompus. Elle est intitulée (en français!) Poème mystique. Par leur complémentarité, ces deux pièces peuvent être considérées comme un diptyque.

Le programme est complété par la Sonate pour piano de 1936. Elle a été achevée à Châtel, en Savoie voisine, et tire peut-être du spectacle des Alpes l’inspiration de son langage abrupt, assez ingrat tant pour l’interprète que pour l’auditeur. Au moins a-t-on le plaisir d’entendre le Steinway & Sons de 1901 aux basses aérées, au timbre coloré, si judicieusement choisi pour ces enregistrements.

Le CD de Claves, l’excellente firme de Prilly, est parfait: de belles illustrations, des commentaires éclairants signés Julian Sykes en français et Chris Walton en anglais; la prise de son équilibrée et dynamique rend les instruments très présents, sans excès de proximité. L’ingénieur du son, Justus Beyer, mérite d’être cité, tant son travail participe à la réussite de l’ensemble.

Cet enregistrement est une parution du mois de décembre. Il n’a donc pas été encore commenté par les spécialistes. S’il ne recueille pas des éloges appuyés, s’il n’est pas couvert de distinctions et de prix, c’est que les critiques sont devenus sourds.

Référence:

Ernest Bloch, Sonates, Nurit Stark, violon, Cédric Pescia, piano, CD Claves, 50-1705, 2017.

Le CD coûte CHF 16,50 et peut être commandé directement en ligne à l’adresse du producteur: www.claves.ch.

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