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De la liberté d’expression

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2250 5 avril 2024

La liberté d’expression est cernée de toute part. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faudrait recourir à la loi pour lutter contre les diverses formes de «haine», pour faire taire les réseaux de désinformation de la droite, pour museler les complotistes, pour que la science triomphe du climato-scepticisme, du doute anti-vaccinal et du créationnisme.

Les tribunaux sanctionnent déjà l’insulte, la diffamation et la calomnie, ce qui est juste. Ils sanctionnent aussi le racisme et l’homophobie, ce qui pose quelques problèmes d’interprétation. Faut-il aller encore plus loin dans les limitations de l’expression publique?

Selon le régime et l’époque, le droit à la liberté d’expression est plus ou moins étendu. La Nation, bénéficiant de ce droit depuis nonante ans et plus, est bien placée pour dire qu’il faut le préserver, dans le débat d’idées comme dans le domaine du combat politique.

Sur le fond, la question du statut juridique de la liberté d’expression est secondaire, celle-ci valant moins en elle-même que par son objet. Si elle ne représente que le droit inaliénable de n’importe qui de dire n’importe quoi, la liberté d’expression est une liberté assez pauvre. Elle prend en revanche toute sa valeur en tant que forme extérieure de la liberté de penser et moyen privilégié dans la recherche de la vérité.

Or, c’est un fait qu’en général, la vérité supporte mal d’être tue. Il peut arriver qu’on juge impératif de faire connaître telle vérité, même si la liberté d’expression n’est pas garantie dans le cas particulier. A cause de la vérité, donc, la liberté d’expression se transforme parfois en «devoir d’expression», avec tous les risques que cela comporte. C’est l’aventure tragique et pas encore conclue de Julian Assange et de Wikileaks.

Cela dit, les risques encourus et plus encore les sanctions infligées donnent à la vérité et à celui qui la révèle un poids et une légitimité qu’ils n’auraient pas eus dans un régime de complète liberté d’expression. C’est le même mécanisme moral qui fait un martyr efficacement prosélyte d’un individu exécuté parce qu’il a préféré sa foi à sa liberté, ou à sa vie.

L’ombre indispensable de la liberté d’expression, c’est le droit à l’erreur. La vérité n’est que rarement lumineuse et indubitable dans nos démonstrations, toujours entachées de quelque erreur ou insuffisance. Cela pousse à une certaine humilité et à une certaine tolérance pour ses adversaires. Et puis, il arrive aussi que l’erreur ait un fond de vérité. Aussi vaut-il mieux laisser à tous la liberté d’exprimer des idées douteuses ou absurdes plutôt que de leur fermer pénalement la bouche. La réponse à l’erreur, c’est l’argumentation, pas l’interdiction.

Ajoutons même qu’il est agréable d’entendre critiquer ses idées, d’abord parce que cela donne le sentiment d’exister, ensuite parce qu’il est rare qu’on n’en profite pas pour les rectifier sur un point ou un autre.

L’idéologue ne conçoit pas du tout la liberté d’expression comme un moyen de rechercher la vérité. D’abord, il n’a pas besoin de rechercher la vérité, puisqu’il la possède déjà, et tout entière, à travers son idéologie qui lui permet de décréter non seulement ce qui est vrai, mais aussi ce qui est réel. Toute position divergente, si peu que ce soit, est absolument fausse. Pas de demi-mesure: celui qui la défend, ou simplement ne la dénonce pas, est un aveugle, un menteur ou un aliéné, dans tous les cas quelqu’un qui n’a pas droit à la parole. Ouvrir le dialogue, c’est passer à l’ennemi.

Il y a une situation, toutefois, dans laquelle l’idéologue revendique la liberté d’expression. C’est quand il est minoritaire. «Il est interdit d’interdire» sprayaient sur les murs les acteurs de «mai 68». Mais la liberté d’expression n’était pour eux qu’une arme contre l’Etat et les institutions. Ils ne visaient pas la vérité, mais le pouvoir. Arrivés au sommet, d’ailleurs, ils s’en réservèrent l’usage exclusif. C’était logique, de leur point de vue, puisqu’ils représentaient tout ensemble le pouvoir étatique et le contre-pouvoir révolutionnaire.

Une autre manière de contourner la liberté d’expression est de présenter les idées de ses adversaires comme une maladie qui se propage par contagion et sans que la volonté individuelle puisse s’y opposer. Il faut donc combattre ces idées sur le plan médical. Il faut les entourer d’un «cordon sanitaire» politique et médiatique, même quand les symptômes, voire les risques de symptômes sont insignifiants. Car il n’y a pas de petits virus, ni de gentils virus, ni de virus modérés. Il n’y a que des virus mortels, qu’il faut détruire immédiatement et brutalement, avec ceux qui les transmettent, par une censure impitoyable complétée par le pilonnage moral des réseaux sociaux.

On suscite peu à peu un rejet spontané des idées non conformes. Et la population finit par en prendre l’habitude, sans même s’en rendre compte, par simple confort moral, courant le risque que cette veule anesthésie s’étende à l’ensemble de ses libertés individuelles et collectives.

La façon dont une société use de la liberté d’expression indique son degré de civilisation. Une bonne et profitable pratique repose sur un minimum de confiance réciproque entre l’Etat et ses administrés, sur la croyance aux vertus objectives du dialogue et sur l’existence de mœurs telles que chacun s’empêche de dire publiquement n’importe quoi. Quand ces données se défont, il n’y a plus de liberté d’expression, juste des jeux de pouvoir et des mots dépourvus de sens.

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