Utile aux militaires, pernicieuse aux diplomates
Nos voisins ont souvent craint que la Suisse soit le talon d’Achille de la défense des pays européens. Durant la Guerre froide, le commandant de corps de Montmollin et le maréchal Montgomery avaient, d’entente, fixé les lignes de défense de l’armée suisse et de l’OTAN face au Pacte de Varsovie. Mal défendus, les ciels suisses et autrichiens du «corridor neutre» auraient permis aux avions soviétiques de débouler à la hauteur de Lyon, et aux alliés de bombarder Bratislava. L’anticommunisme de fond de la société et des autorités facilitait la désignation de l’adversaire éventuel. La troupe s’entraînait à reconnaître les matériels russes.
Cet environnement stratégique unique au monde, qui situe la Confédération au croisement de quatre grands pays européens, lui impose une responsabilité. Elle doit à ses voisins la crédibilité de sa défense. Encore faut-il s’entendre sur la manière. Et deux grands projets lancés l’an dernier interrogent.
Nous avons adhéré à l’European Sky Shield Initiative (ESSI – initiative de bouclier antimissile européen), signée le 17 octobre 2024 par le directeur général de l’armement. Pour nos voisins, le projet vise à assurer la défense du continent par l’acquisition conjointe et coordonnée de systèmes de défense sol-air. Le Conseil fédéral, dans son communiqué du 10 avril 2024, est plus technique: «La participation à l’ESSI vise essentiellement une meilleure coordination des projets d’acquisition, de l’instruction et des aspects logistiques dans le domaine de la défense sol-air.»
Formellement, la neutralité serait préservée. Le texte réserve le droit à la Suisse de se retirer en cas de conflit international impliquant l’un des participants. Elle ne consacrerait pas une adhésion à une alliance militaire. Il n’empêche, ces précautions interviennent après le rappel que «l’environnement sécuritaire euro-atlantique a dramatiquement changé». Cette affirmation ancre la Suisse dans un bloc d’intérêts sécuritaires communs.
Et que penser de l’adhésion, il y a neuf mois, de la Suisse au projet de «mobilité militaire» de l’Union européenne, parfois surnommé le «Schengen militaire», développé dans le cadre de la PESCO, la coopération structurée permanente de l’UE en matière de défense?
Ce programme vise à standardiser les processus d’autorisations de franchissement des frontières des pays membres par des convois militaires. Certes, cette adhésion n’entraînerait aucune obligation pour la Suisse. On s’interroge toutefois sur la proportionnalité des intérêts en cause. Les alliés ont assurément plus à franchir nos Alpes que la Suisse à envoyer fréquemment des convois militaires en Europe.
Mais il y a plus. En ces temps de guerre hybride, où les frontières entre guerre et paix s’estompent, que penser du franchissement de notre territoire par des nations engagées ailleurs, plus ou moins ouvertement? De la logistique à l’engagement, en passant par l’appui à l’instruction, une armée est un système. Une autorisation de franchissement le soulage dans son ensemble. En permettant d’accélérer un trajet, lui-même totalement pacifique, elle libérera peut-être d’autres moyens, plus offensifs, ailleurs.
Nous continuerons, dit-on, d’examiner les demandes au cas par cas. Par définition, la standardisation, qui vise l’accélération, exige d’envisager les cas de figure à l’avance. Cela constitue le premier pas vers l’automatisation.
Ces initiatives inscrivent les efforts de préparation de la Suisse en cohérence avec ceux de ses voisins. Cela s’est vu dans l’histoire, et leur intérêt militaire est indiscutable.
Mais le danger qu’elles représentent au plan diplomatique pour notre neutralité l’est tout autant. Ce renforcement progressif d’un cadre institutionnel et juridique participe à la création d’un ensemble stratégique encore plus cohérent et affiné. Or, la neutralité implique de rester en dehors d’alliances militaires. La multiplication d’initiatives telles que celles que nous avons décrites finit par flouter la frontière entre l’autonomie défensive et l’appartenance à un bloc.
Nous avons récemment dénoncé cette adhésion par glissement à propos de nos relations bilatérales avec l’UE depuis 1994. Elle repose sur une dissonance cognitive entre les attentes de chacun des partenaires: le Conseil fédéral ne cesse de rappeler que la neutralité reste sauve; simultanément, les alliés, peu compréhensifs à l’égard de cette bien embarrassante tradition diplomatique, applaudissent chaque «progrès dans la relation».
Le «Sud global» regarde l’Occident d’un œil de plus en plus méfiant. Sans compter le risque de division qui guette l’Union européenne elle-même. Paradoxalement, ces initiatives coopératives contiennent à la fois une dimension utile et une autre, pernicieuse. Dès lors que notre neutralité ne se conçoit «qu’armée», on ne peut exclure a priori que notre préparation passe aussi par la coopération — en particulier après trente ans de désarmement matériel, doctrinal et moral. Mais c’est sous le seul angle de la reconstruction de notre propre capacité de défense qu’il convient d’apprécier ces programmes.
Il est déplorable que les réticences de nos parlementaires à doter notre budget militaire imposent certaines de ces compromissions. A l’heure d’y souscrire, par faiblesse financière ou par pragmatisme, ce serait une grave erreur que d’oublier que nos voisins ne sont pas obligatoirement nos amis. Et que, comme nous, ils se réarment.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les intérêts français sur le Rhône – Félicien Monnier
- La Nation! – Rédaction
- Le Haut-Karabakh II: l’époque soviétique – Alexandre Pahud
- De la farine au kilowatt: souvenirs d’un pouvoir nourricier – Yannick Escher
- Culte ou spectacle – Olivier Delacrétaz
- Drogue: surveiller ou punir? – Colin Schmutz
- Paderewski – Yves Gerhard
- La Fête fédérale de gymnastique à Lausanne – Antoine Rochat
- Un naturaliste de notre temps – Jacques Perrin
- Quatre lettres – Le Coin du Ronchon