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Pourquoi le latin?

Jean-Baptiste Bless
La Nation n° 1850 21 novembre 2008

La défense du latin comme matrice de la civilisation occidentale ne connaît pas de frontière. C’est ainsi qu’est paru en début d’année dans la célèbre petite collection jaune «Reclam» un opuscule intitulé Warum Latein? – Zehn gute Gru?nde (Pourquoi le latin? Dix bonnes raisons)1.

Son auteur, Friedrich Maier, est professeur émérite de langues anciennes à l’Université Humbolt de Berlin. La presse allemande a loué l’ouvrage pour sa limpidité et sa force de conviction. En effet, l’argumentaire – car c’en est un – expose de façon systématique et pénétrante les bénéfices de l’apprentissage du latin. Des chapitres sur la sémantique et la syntaxe à ceux traitant de poésie et de philosophie en passant par les développements sur la rhétorique, quelques grandes figures de la civilisation latine et les textes fondamentaux de l’Histoire, ces huitante pages font regretter à tout lecteur d’avoir jusque-là considéré la langue de Cicéron au mieux comme une sympathique vieillerie.

Pour Friedrich Maier, la traduction des textes antiques est comme un labyrinthe qui nous mène à la connaissance, parfois même à la contemplation. Le livre ne commence pas immédiatement par un plaidoyer. Loin des lieux communs que l’on a l’habitude d’entendre sur le sujet, c’est d’une étude statistique que tout part. Il a été demandé à 5000 parents d’élèves allemands à quel point ils considéraient l’étude du latin comme importante, et pourquoi. En tête arrivent les raisons suivantes: meilleure compréhension de la langue maternelle et des langues étrangères, formation de l’esprit, prise de conscience de l’héritage européen commun. (Ce dernier point fait rêver d’une Europe dont les élites traiteraient d’autre chose que de réglementations spécieuses et de «critères de convergences»…) Suivent ensuite dans l’ordre: la compréhension de la grammaire, la formation du caractère, de l’esprit critique, et enfin: l’amélioration de la lecture.

Il est rappelé clairement que la pensée doit se formuler et que, sans langue précise, il n’y a pas de pensée claire. Une banalité qui fait réfléchir. Ne suggère-t-on pas aujourd’hui que l’économie moderne exigerait des connaissances immédiatement utilisables, aux dépens d’une pensée bien structurée? Or, c’est justement à la structure de la phrase que l’élève se retrouve confronté lorsqu’il aborde un thème ou une version. Pas possible de saisir vaguement le sens général du texte; il s’agit d’en pénétrer la construction, c’est-à-dire de reconnaître le rôle de chaque mot dans l’ensemble, de distinguer le volant du chauffeur et le moteur des roues. L’appréhension du texte n’est pas seulement intuitive, mais nécessite une connaissance préalable des différents éléments et une grande discipline dans l’analyse avant d’aborder la traduction, qui est reproduction de l’idée dans un autre système de pensée. Le latin apprend à comprendre en profondeur et par là même aussi à exprimer2.

Le schéma de la traduction latine est résumé comme suit: d’abord l’observation lente et concentrée, puis l’analyse et l’assimilation de ce qui a été observé, afin d’éclairer le sens du texte. C’est alors que commence la phase créative pour le traducteur, qui doit modifier la forme tout en préservant l’énoncé, transvaser le parfum d’un récipient à l’autre sans en perdre une goutte. C’est tout l’art de l’herméneutique.

Si étudier le latin permet d’enrichir sa propre expression, en particulier son vocabulaire, il aide également à mieux déjouer les pièges de la langue, les approximations de son interlocuteur, ses sophismes, la rhétorique sous toutes ses formes (l’«information» est-elle si différente de la publicité?). Le latin permet de répondre à des images manipulées ou à des mots en désordre par des phrases logiques et fondées. Il apprend l’argumentation. Le latin est aussi un bouclier.

Dans un tout autre registre, nous ne résistons pas au plaisir de citer quelques figures célèbres de l’histoire, de la pensée et de la littérature auxquelles le latin donne un accès direct, que ce soit par ce qu’elles ont elles-mêmes écrit dans cette langue, ou par ce que d’autres ont écrit d’elles dans cette même langue: Cicéron, César, Lucrèce, Catulle, Virgile, Horace, Auguste, Tite-Live, Ovide, Sénèque, Tacite, Constantin, saint Jérôme, saint Augustin, Clovis, Justinien, saint Grégoire le Grand, Charlemagne, saint Bernard, Frédéric Barberousse, saint Thomas d’Aquin, saint Louis, Jeanne d’Arc, Charles Quint, Calvin, Galilée, Descartes, Newton, etc. Sans oublier toute la pensée grecque dont l’Empire romain et l’Eglise ont été les dépositaires… en latin. Comme le rappelle le professeur berlinois, le contact avec un texte dans sa langue originale est unique. La couleur de l’original ne se retrouve pas dans la copie.

Pourquoi le latin donc? Parce que tour à tour il enseigne dans le jeu et épanouit dans l’effort. A la lecture de l’opuscule, les latinistes se souviendront pourquoi ils ont consacré tellement d’heures sur une branche «qui ne sert à rien»; quant aux autres, peut-être réaliseront-ils qu’il n’est jamais trop tard pour prendre à cœur le conseil de Goethe: «Ce que tu as hérité de tes Pères, à toi de le gagner pour le posséder.»

 

Notes:

1 Friedrich Maier, Warum Latein? – Zehn gute Gru?nde, Verlag Philipp Reclam jun., Stuttgart, 2008.

2 L’importance capitale du latin pour la formation de l’esprit a été récemment soulignée dans 24 heures (26.08.2008) par le chroniqueur François Berger: «La mise en français d’un texte antique développe chez l’élève des compétences d’expression, de cohérence et de précision du propos; elle l’oblige à une réflexion de fond sur le fonctionnement même de la langue (donc de la nôtre) et l’amène à poser des hypothèses, à effectuer des choix, développant ainsi son esprit critique et scientifique.»

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Quand les communistes encadrent les démocrates – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • Miss Suisse 2008 et la modernité métisse – Nicolas de Araujo
  • Cohésion gouvernementale – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Vers la pénurie d'électricité – Jean-François Cavin
  • Victoires et déboires d’un grand politique – Ernest Jomini
  • L’homme dieu, ça fatigue – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • La grève, ultima ratio – Benoît Meister
  • La belle Gitane – Daniel Laufer
  • Radicalement vaudois – Le Coin du Ronchon