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Une grève difficile

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1853 2 janvier 2009
Il ne faut pas croire que le dialogue entre les partenaires sociaux est un long fleuve tranquille d’où les rapports de force ont disparu. Les conventions collectives sont l’aboutissement d’empoignades bien réelles entre les représentants des employés et ceux des patrons. Un bon syndicaliste, ouvrier ou patronal, est dur, combatif, teigneux même. S’il ne l’est pas, il est suspect de faire bon marché des intérêts qu’il a pour tâche de défendre.

La paix du travail n’est donc pas un donné, mais le résultat toujours provisoire d’un combat civilisé entre les intérêts partiellement divergents des acteurs sociaux. Les affrontements sont cadrés par la nécessité reconnue des deux côtés de déboucher sur un accord.

La grève est une rupture collective et unilatérale des relations contractuelles de travail, auxquelles les grévistes substituent des rapports de pure force. Mais avant cela, elle est une rupture de confiance. Les partenaires ont oublié le bien commun de l’entreprise qui les unissait. Chacun ne s’occupe plus que de son bien à soi. C’est un retour à l’état sauvage.

Les Suisses savent qu’ils doivent une part importante de leur prospérité à la paix du travail. Contrairement aux Français, pour qui la grève fait partie de la vie ordinaire, ils ont beaucoup de peine à en admettre la légitimité. Notre droit n’a d’ailleurs reconnu que récemment l’existence même de la grève, naguère encore considérée comme une addition de ruptures individuelles de contrat, que la justice traitait au cas par cas.

Aujourd’hui, on parle de la grève comme de l’ultima ratio, c’est-à-dire le dernier moyen quand tous les autres moyens pacifiques, dialogue social, médiation, arbitrage privé ou de l’Etat, ont échoué.

Mais ce n’est pas un moyen comme les autres. Il a ses règles, qui sont celles de la force.

Dans le dialogue social, le petit peut gagner contre le gros, si ses arguments sont fondés, s’il est habile et volontaire, si un minimum de confiance règne entre les parties. Dans le non-dialogue de la grève, c’est la raison du plus fort qui est la meilleure. Il faut être le plus fort.

Pour avoir la force, les grévistes sont contraints d’étendre le conflit. Ils l’étendent d’abord à tous les employés de l’entreprise en plaçant des piquets de grève qui empêchent les éventuels nongrévistes, les «jaunes», d’aller au travail. Ensuite, au-delà des employés directement concernés, il faut atteindre toute la population. C’est le rôle des manifestations publiques, blocages de route et autres encombrements. Il s’agit de faire comprendre aux usagers qu’ils doivent faire pression sur l’employeur s’ils désirent un retour à la normale. La pression de la foule est encore plus forte quand l’employeur est un élu et doit penser aux prochaines élections.

Par définition, la grève lèse l’ordre public. L’Etat qui, selon la formule classique, exerce le monopole de la puissance publique, ne peut en principe l’accepter. Mais une intervention musclée est difficile, car il n’a pas affaire à des casseurs, ni à des révolutionnaires, mais, en général, à d’honnêtes citoyens – même si la grève est l’un des instruments préférés des révolutionnaires et des casseurs. L’Etat ne peut guère faire matraquer des enseignants ordinaires parce qu’ils font un peu de barouf sur la voie publique. Il le peut d’autant moins qu’il est en même temps leur employeur et doit réserver l’avenir.

Du côté des enseignants, les choses ne sont pas simples non plus. Ils sont représentés par plusieurs syndicats qui ne sont pas forcément sur la même longueur d’onde. Tel syndicat signe, tel autre, non. A quoi cela les engage-t-il exactement?

Le double jeu qui consiste à dialoguer tout en maintenant en parallèle une attitude de rupture donne une image trouble non seulement des syndicats et de leurs mandants, mais aussi de l’Etat qui accepte cette situation contradictoire.

Dans le bras de fer avec l’employeur, la tension devrait être maintenue et augmentée jusqu’au bout, se radicaliser jusqu’à la victoire. Une baisse de tension, une diminution apparente de la volonté d’en découdre, un effilochement de la masse en grève renforcent la position de l’employeur. Il sait qu’il n’a qu’à laisser le feu s’éteindre de luimême.

Or, les enseignants ne font la grève qu’à contrecoeur. Certains refusent d’y participer. Leur problème est qu’ils ne produisent pas simplement des objets ni ne fournissent simplement des services: ils travaillent avec des personnes. Ils ont une responsabilité à l’égard de leurs élèves. Cette grève récurrente les empêche de faire correctement leur tâche. Beaucoup sont conscients aussi de ce que leur grève est, au moins partiellement, récupérée par des agitateurs dont les visées idéologiques n’ont que peu de chose à voir avec leurs revendications professionnelles. Cette situation, où la colère est mêlée de mauvaise conscience, n’est pas propice à une grève dure. Il est typique qu’il n’ait jamais été question de piquets de grève.

Indépendamment des tracas causés à l’employeur, les dommages collatéraux, pour les grévistes eux-mêmes et pour la paix sociale en général, souvent imprévisibles et pas toujours maîtrisables, sont tels qu’une grève ne devrait avoir lieu qu’en cas d’absolue nécessité. Peut-on dire que c’est le cas?

Les enseignants auront beau démontrer qu’ils travaillent beaucoup, rappeler qu’on leur demande non plus seulement d’enseigner, mais aussi de participer à l’éducation élémentaire de leurs élèves, répéter que leurs perspectives de carrières se sont dégradées par rapport à ce qu’on leur avait annoncé en les engageant, mettre en avant la hausse simultanée du traitement des conseillers d’Etat, leur fiche de salaire n’arrivera pas à faire s’indigner le citoyen ordinaire. Dès lors, l’irritation populaire due aux désagréments de la grève, loin de contraindre l’Etat, se retourne contre eux.

Les enseignants déplorent avec raison la dévalorisation de leur métier dans l’esprit de la population.Mais n’en va-t-il pas de même des banquiers (qui ne sont pas tous en parachute), des assureurs, des garagistes, des journalistes, des médecins et des avocats, des fonctionnaires, en particulier le fisc et la police, des paysans, des pasteurs et des prêtres, des militaires et des politiciens? Il n’y a aujourd’hui, paraît-il, que les infirmières et les pompiers qui jouissent d’un préjugé favorable dans la population.

La dégradation du statut des enseignants n’est qu’un cas particulier de la dégradation générale d’une confiance sociale qui rendait possibles de vraies et loyales négociations. Nous doutons que le prolongement de leur grève soit de nature à freiner ce mouvement.

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