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Un antidote au poison kantien

Denis Ramelet
La Nation n° 1853 2 janvier 2009
Au mois d’octobre 2008, l’historien et sociologue Emile Poulat, spécialiste des rapports entre le christianisme et la modernité, a publié un ouvrage intitulé France chrétienne, France laïque dans lequel on peut lire cette affirmation malheureusement fort exacte: le kantisme est «la forme d’esprit qui façonne aujourd’hui tout homme normalement constitué. L’homme politique, l’industriel, le scientifique, (…) est spontanément kantien» (1).

Le kantisme est bien sûr la philosophie d’Emmanuel Kant, philosophe allemand de l’époque des Lumières (1724- 1804). Tous ceux qui ont fait ne serait-ce que quelques heures de philosophie au gymnase ont probablement été assommés par sa Critique de la raison pure et définitivement dégoûtés de la réflexion philosophique par sa «déduction transcendantale de l’usage expérimental universellement possible des concepts purs de l’entendement».

Kant est tout simplement le philosophe qui, au moins en Occident, a eu le plus d’influence sur les générations d’hommes qui sont venues après lui: plus d’influence que Platon, qu’Aristote, que Thomas d’Aquin et même que Descartes. Comme le dit bien Emile Poulat, l’homme contemporain «normalement constitué» est spontanément kantien.

Or, le kantisme est une philosophie fausse, terriblement fausse, qui restreint abusivement les capacités de la raison humaine. Partant du constat que les métaphysiciens se sont beaucoup contredits, beaucoup plus que les physiciens ou les mathématiciens, Kant en conclut non pas que les vérités métaphysiques sont moins évidentes que les vérités physiques ou mathématiques – ce qui est exact –, mais qu’elles sont, au contraire de ces dernières, inconnaissables par la raison – ce qui est une déduction abusive. En effet, si plusieurs personnes se contredisent, cela n’implique pas qu’aucune ne soit dans le vrai.

Kant rejette ainsi les questions métaphysiques (existence de Dieu, immortalité de l’âme, liberté humaine, etc.) hors du champ de la démonstration rationnelle, ce qui en fait au mieux des questions de foi, au pire des questions d’opinion (2). Kant est donc le père du scientisme contemporain: ne sont rationnelles, c’est-à-dire contraignantes pour la raison, que les sciences «exactes», qui portent sur des réalités quantifiables (mathématiques) voire expérimentalement mesurables (physique, chimie).

D’autres disciplines peuvent à la rigueur prétendre mettre un pied dans le club très fermé des sciences «dures» dans la mesure où elles se réduisent à leur aspect quantitatif: l’économie réduite à des modèles mathématiques, la sociologie réduite aux statistiques, la biologie réduite à la biochimie, etc. Tout le reste n’est que «littérature», en particulier la philosophie: Dieu ne se voit pas, l’âme ne se pèse pas, la liberté ne se compte pas… La raison humaine se voit donc privée des objets de réflexions vraiment dignes d’elle et réduite au rang d’une vulgaire machine à calculer. L’écrasant matérialisme contemporain trouve chez Kant sa principale source.

* * *

Heureusement, il existe des antidotes au poison kantien. L’un d’entre eux est un petit ouvrage, paru un an exactement avant celui d’Emile Poulat, soit en octobre 2007. Intitulé La science a-t-elle réponse à tout?, il a pour auteur le Valaisan Michel Siggen, qui se trouve être à la fois ingénieur EPFL et docteur en philosophie, double formation qui le qualifie particulièrement pour traiter des rapports entre les sciences exactes et la philosophie (3).

En quelque cent-cinquante pages seulement, Michel Siggen offre une synthèse, accessible aux non-spécialistes, de la théorie réaliste de la connaissance. Toute connaissance recherche la vérité, définie comme l’adéquation de l’intelligence à la réalité objective. Parmi les différentes formes de connaissance, les sciences se distinguent par leurs méthodes, qui leur permettent d’appréhender tel ou tel domaine de la réalité. Les sciences exactes se caractérisent par leur focalisation sur les aspects quantitatifs du réel.

Cependant, contrairement à ce qu’affirme le scientisme (qui n’est rien d’autre qu’une crispation de la raison devant la crainte de l’erreur), la réalité ne se réduit pas à ses aspects quantitatifs. Alors que les expériences de laboratoires permettent l’élaboration de lois rendant possibles des prédictions, bien utiles dans l’ordre matériel, l’expérience quotidienne (par exemple: les êtres changent) permet d’accéder, au terme d’une réflexion philosophique rigoureuse, à des vérités bien plus élevées: la nature des êtres, les causes finales et même l’existence de Dieu.

Or, si l’on en croit Aristote, pourtant grand amateur d’observations scientifiques: «La connaissance des êtres supérieurs, si imparfaitement que nous puissions l’atteindre, nous apporte (…) plus de joie que l’observation précise de tout ce qui est à notre portée.» (4)

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Pour ceux qui voudraient approfondir les tenants et aboutissants de la théorie réaliste de la connaissance, Michel Siggen est l’auteur d’une thèse sur la notion d’expérience chez Aristote, publiée en deux parties chez deux éditeurs différents.

Dans la première partie, intitulée simplement L’expérience chez Aristote (5), Michel Siggen commence par décrire la place de l’expérience dans l’ensemble de la théorie aristotélicienne de la connaissance, aussi bien chez l’animal que chez l’homme, avant de détailler la genèse et la formation de l’expérience.

Dans la seconde partie, intitulée La méthode expérimentale selon Aristote (6), plus courte que la première,Michel Siggen examine non plus l’expérience en général, mais sa place dans les différents champs de connaissance: d’abord dans cette connaissance seulement probable qu’est la dialectique, puis dans ces authentiques sciences que sont non seulement les mathématiques et la physique, mais aussi la métaphysique et la morale.

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Rappelons pour terminer que le caractère quantitatif n’est pas essentiel à toutes les sciences, mais seulement propre à certaines d’entre elles. Les caractères essentiels à toute science sont, d’une part, une description et une explication adéquates des phénomènes observés (que ce soit en laboratoire ou dans l’expérience courante) et, d’autre part, des conclusions contraignantes pour la raison. La philosophie réaliste présente ces deux caractères.

En conclusion, il convient donc d’affirmer de la manière la plus claire que la philosophie réaliste, bien que non quantitative, est une science aussi «dure», aussi exacte, que les mathématiques et la physique.

Le kantisme sera vaincu lorsque la philosophie aura retrouvé à l’Université la place qui était la sienne du début du XIIIe à la fin du XVIIIe siècle: à la tête de la faculté des sciences.


NOTES:

1) Emile Poulat, France chrétienne, France laïque, Desclée de Brouwer, 2008, p. 215. Cité le 31 octobre par JeanMadiran en une du quotidien français Présent.

2) Il est vrai que Kant donne aux affirmations métaphysiques susmentionnées le statut de «postulats de la raison pratique». Cependant, non seulement c’est déjà une grave déchéance pour des vérités rationnellement démontrables, mais surtout, ce que retient l’homme contemporain «normalement constitué», c’est que la philosophie n’est pas rationnelle.

3) Michel Siggen, La science a-t-elle réponse à tout?, éd. Mame, Paris, 2007.

4) Cité par Michel Siggen à la page 146.

5) Michel Siggen, L’expérience chez Aristote, éd. Peter Lang, Berne, 2005, 473 pages.

6) Michel Siggen, La méthode expérimentale selon Aristote, éd. L’Harmattan, Paris, 2006, 232 pages.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Une grève difficile – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • La Bourgogne transjurane revisitée – Jean-François Poudret
  • La musique intérieure – La page littéraire, Georges Perrin
  • Juvenilia XCIII – Jean-Blaise Rochat
  • La Belgique déchirée – Jacques Perrin
  • Belgique: épilogue – Jacques Perrin
  • Les nouveaux dogmes – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Retenue infondée – Revue de presse, Philippe Ramelet