Pas de loi sur le suicide!
En droit fédéral, l’assistance au suicide est tolérée quand elle n’a pas de motifs égoïstes. Tolérée ne veut pas dire autorisée. La distinction est importante. La tolérance signifie que la société réprouve le principe du suicide et de l’assistance au suicide, même si elle ne les poursuit pas comme tels; l’autorisation, à l’inverse, même bardée de cautèles, affirmerait leur légitimité.
Dans le Canton de Vaud, la loi est muette. Certains EMS acceptent l’aide au suicide, d’autres non.
L’initiative d’Exit sur laquelle nous voterons le 17 juin demande que les EMS qui bénéficient de subventions publiques soient contraints d’ouvrir leurs portes aux associations d’assistance au suicide. Ses auteurs estiment que, l’EMS étant en général le domicile légal de ses résidents, ceux-ci devraient pouvoir y jouir de tous leurs droits, y compris celui d’en terminer avec la vie.
Le Grand Conseil vaudois a voté un contre-projet qui va dans le même sens, mais avec des restrictions et des garde-fous médicaux. L’électeur pourra choisir l’une ou l’autre de ces propositions, aucune d’entre elles, ou les deux. On lui demandera aussi laquelle il préfèrerait si les deux venaient à être acceptées. C’est la «question subsidiaire».
Le problème doit être abordé simultanément de trois points de vue: le statut moral et social du suicide, la liberté individuelle et l’autonomie des EMS.
La souffrance physique n’est pas le problème principal. La médecine est apte à la soulager. Mais l’allongement de la vie est ressenti par certains résidents d’EMS comme un ajout inutile, ennuyeux, humiliant. Ils ne tiennent pas forcément à jouer les prolongations, l’ancien grand patron régenté par l’aide-soignante, le sportif paralysé, le séducteur défiguré ou incontinent. D’où, pour l’un ou l’autre, la tentation d’interrompre cette succession indéfinie de jours trop semblables. Mais il ne peut le faire, parce qu’il n’en a pas les moyens matériels et parce que son EMS refuse l’assistance au suicide. Cette morale imposée est une réduction indéniable de sa liberté.
La perte d’influence de la religion fait que le caractère sacré de la mort et de ce qui s’y rapporte s’affaiblit aussi. Pour le chrétien, sa vie ne lui appartient pas. Il n’en a que la jouissance, et il la vit selon un plan qui le dépasse. L’incroyant rationaliste, au contraire, ne se sent aucune obligation à l’égard du hasard qui l’a fait naître.
Il y a ceux qui craignent l’acharnement thérapeutique, qui ont peur de tomber dans les mains d’un médecin fanatique de la Vie ou de la technique. Les associations de médecins sont très attentives à ce risque. Quand le malade s’achemine inéluctablement vers une mort prochaine, on renonce aux interventions lourdes au profit d’un accompagnement médical, psychologique et spirituel visant à rendre, pour lui et son entourage, le passage aussi calme qu’il peut l’être. Ce sont les soins palliatifs.
D’autres, enfin, sans être particulièrement mal en point, veulent simplement conserver la pleine maîtrise de leur destin, de leur vie et de leur mort. Il n’appartient ni à la société ni à un médecin ni à quiconque d’en décider pour eux. C’est cette conception qui inspire l’action de M. Jérôme Sobel1, président de la section suisse romande d’Exit.
M. Sobel apparaît comme un homme des Lumières, tout de conscience, de raison et de volonté. Pour lui, soins palliatifs ou pas, il revient à l’individu maître de lui-même de décider du cours de sa vie et de l’heure de sa mort. Lui.même entend bien regarder la mort en face et annonce d’ores et déjà sa volonté d’en finir quand il jugera le temps venu. Il affirme qu’il abordera ce moment en toute sérénité. L’assistance au suicide est pour lui une manifestation de solidarité face à un acte responsable et mûrement réfléchi.
M. Sobel parle du tabou de la mort: «Nous avons brisé le tabou du suicide assisté en famille.» Le terme de tabou n’est pas là par hasard. Il évoque la pensée magique des peuples primitifs. Briser le tabou, c’est accéder à la rationalité occidentale, c’est passer de l’obscurantisme à l’âge adulte de l’humanité.
En réalité, le Moyen Age abordait le fait de la mort, même dans ses aspects les plus épouvantables, beaucoup plus naturellement que notre société, obsédée par la jeunesse, la santé, la beauté et autres prémices de l’immortalité. Il échappe à M. Sobel que le tabou de la mort relève du même état d’esprit moderniste que son initiative. L’homme d’aujourd’hui ne supporte pas que quelque chose échappe à sa maîtrise. Alors il nie la mort (tabou), ou il la provoque au moment opportun (maîtrise). Dans les deux cas, il s’agit d’un discours de la toute-puissance humaine.
La raison est le moyen humain privilégié d’approcher les êtres et les choses. Mais elle n’est pas le critère absolu de la réalité. Beaucoup de choses lui échappent dans le ciel et sur la terre. C’est une erreur de les rejeter a priori sous prétexte qu’elle ne peut en rendre compte. Ainsi, la crainte sacrée qu’on manifeste à l’égard de la mort et de ce qui l’entoure ne doit pas être méprisée comme exprimant un tabou dépassé. Au contraire, elle manifeste la perception, à la fois confuse et insistante, de forces qui nous dépassent. La raison peut en dire des choses, mais de l’extérieur. Elle ne peut les maîtriser par la volonté et la loi, mais seulement en aménager les effets sur l’homme et la société.
Le discours rationaliste ne connaît pas le doute, il est clair, abrupt, efficace. Mais il est court. Tel candidat au suicide affirme en avoir parlé en toute franchise avec son conjoint et ses enfants. Ceux-ci disent qu’ils sont d’accord, qu’ils trouvent cela très bien. Peut-être même seront-ils présents au moment fatal. Ces affirmations claires et distinctes ne dissimulent- elles pas, à l’insu momentané de leurs auteurs, la négation de leurs sentiments profonds, le chantage à l’amour familial, la perspective de bouleversements traumatisants à venir?
Pour les auteurs de l’initiative, la volonté de l’individu passe avant toute chose. Ils n’imaginent même pas que l’intervention d’Exit pourrait léser la vocation profonde du personnel soignant de maints établissements médico-sociaux. Beaucoup de médecins et d’infirmières le ressentent pourtant ainsi. L’établissement de Rive-Neuve, dont la politique d’accompagnement a sauvé tant de personnes du désespoir, est strictement opposé à l’assistance au suicide. L’initiative aussi bien que le contre-projet le contraindraient pourtant à lui faire une place.
Si l’initiative est acceptée, il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’on en demande l’extension à tous les EMS, puis à tous les établissements sanitaires.
Le contre-projet est plus restrictif que l’initiative en ce qu’il impose des procédures visant à éviter les décisions précipitées et les pratiques médicalement douteuses d’associations comme Dignitas. Mais il est aussi plus ambitieux en ce qu’il étend l’obligation d’accepter l’aide au suicide à l’ensemble des établissements sanitaires.
Cette prise en main médicale est critiquable à deux titres. D’abord, elle implique autoritairement les médecins et le personnel soignant dans un processus que beaucoup réprouvent. Ensuite, elle donne au suicide et à l’assistance au suicide une reconnaissance explicite et officielle que l’initiative ne demande pas. Le bétonnage juridico-médical du contreprojet, dont les partisans de l’initiative craignent l’effet dissuasif, sera-t-il d’ailleurs beaucoup plus difficile à tourner que l’exigence d’un avis conforme pour l’avortement ou d’une déclaration médicale d’inaptitude militaire? Quoi qu’il en soit, il a rassuré pas mal d’opposants.
Ce n’est pas notre cas. A vrai dire, nous ne sommes pas arrivés à déterminer lequel des deux projets ferait concrètement le plus de dégâts. Ils nous paraissent différemment mais également néfastes. D’où notre abstention qualifiée en ce qui concerne la question subsidiaire.
Les deux projets légitiment et banalisent le suicide. Ils en abaissent le seuil. Si l’un ou l’autre passe, on peut craindre une multiplication de suicides dus à la simple peur de souffrir, à l’influence d’un gourou, à l’esprit d’imitation voire à un coup de tête. On verra croître les pressions douces sur le malade, pour des motifs intéressés ou sincères. Elles viendront parfois du résident lui-même, se reprochant les tracas qu’il cause à sa famille et les dépenses que sa survie entraîne pour la société.
Le citoyen se trouve dès lors devant une triple question: comment, tout à la fois, conserver la réprobation sociale du suicide, respecter la liberté fondamentale du résident et garantir l’autonomie des établissements sanitaires face à l’assistance au suicide?
Le mieux serait à notre avis de ne pas légiférer, c’est-à-dire de refuser l’initiative et le contre-projet, et d’obtenir de chaque EMS qu’il annonce clairement s’il est favorable ou non à l’assistance au suicide. Et c’est au moment de l’entrée en établissement que le candidat résident pourrait choisir, librement et en connaissance de cause, le lieu et l’esprit dans lesquels sa vie s’achèvera.
NOTES:
1 «Jérôme Sobel veut que le libre arbitre soit au coeur du suicide assisté», interview du Matin Dimanche du 6 mai 2012.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Ferdinand Lecomte, ou la quête du feu – Jean-Philippe Chenaux
- Exonérations fiscales – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Français fédéral – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Culotté – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Du pouvoir et de l’autorité – Revue de presse, Ernest Jomini
- Pourquoi NON aux réseaux de soins? – Jean-François Luthi
- Habile récupération – Cédric Cossy
- La volonté générale – Alexandre Bonnard
- Rhétorique vert tendre – Les Marches du Pays – Jacques Perrin
- Juvenilia CVIII – Jean-Blaise Rochat
- Dans ma corne d’abondance, qu’y met-on? – Le Coin du Ronchon