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Les monstres à visage humain

Alain Charpilloz
La Nation n° 1973 9 août 2013

Dans l’édition du 28 juin 2013, Jean- Blaise Rochat traite avec talent d’un sujet difficile et passionnant, à savoir la personnalité de Douch, le monstre cambodgien civilisé, le bourreau en chef des Khmers rouges. L’article met en relief le contraste entre l’humanité du personnage et l’inhumanité de ses actes.

L’examen psychologique de telles gens conduit toujours à la perplexité: Hitler déposant un bouquet de fleurs sur le bureau de ses secrétaires pour leur anniversaire, Staline faisant le toutou devant sa fille, Himmler fuyant pour vomir après avoir vu l’exécution d’enfants juifs à Kiev, etc. Sous cet angle, on arrive à une conclusion à la fois vraie et peu éclairante: le mal et le bien coexistent en chaque être humain.

Se pose malgré tout la question de la responsabilité. Si le vice et la vertu coexistent en nous, pourquoi choisir le vice? On peut même ne rien choisir du tout, ce que font 99% des individus qui, confrontés à des événements extrêmes, évitent le martyre et l’infamie en se terrant. Le monstre serait celui qui opte pour le crime. On n’a toujours pas expliqué pourquoi il le fait.

Le problème a été soulevé par Hannah Arendt dans son reportage sur le procès Eichmann1. Elle souligne la médiocrité d’un personnage clé de la Shoah: c’est «Monsieur n’importe qui», un rouage pur, dépourvu de culture ou de foi. Il fait ce qu’on lui demande, «car il a prêté serment au Führer». On sent bien qu’il se cache derrière l’obéissance jurée pour réduire sa responsabilité. Mais Arendt n’exclut pas qu’il soit sincère à sa façon, qu’il ait exécuté des directives atroces en croyant accomplir son devoir.

Ce reportage a soulevé un tollé, car il «humanisait un monstre», un peu comme un journaliste romand qui trouverait une qualité à Christophe Blocher. Mais l’analyse de Hannah Arendt est profonde, parce qu’elle renvoie la responsabilité ultime des atrocités au système politique, à l’État totalitaire en l’occurrence, lequel sécrète les bourreaux comme l’abcès sécrète le pus. En filigrane, on trouve les idéologies qui veulent «changer l’homme». L’État n’est plus l’administrateur des choses. Il devient le modeleur des consciences. Quand il ne parvient pas à convaincre, il contraint et, pour être sûr d’y arriver vite, il tue.

Les exécuteurs ne manquent jamais: par idéologie, par ambition, par goût de la puissance ou par ressentiment, un grand nombre de gens ordinaires sont prêts à obéir aux ordres, aussi infâmes soient-ils. Qu’ils soient médiocres comme Eichmann ou cultivés comme Douch n’a pas d’importance. Surtout pour les victimes.

On voit par là combien sont primordiaux les débats «en amont», ceux qui portent sur la nature et le rôle de l’État. «L’ingénierie sociale», dont les Khmers rouges fournirent la version la plus radicale – et donc la plus meurtrière – contient toujours en germe la contrainte et ses dérives.

L’Europe et la Suisse sont loin du Cambodge de Pol Pot. Mais le virus de l’ingénierie sociale parasite les médias et les partis politiques qui trottinent derrière eux. L’administration fédérale est pleine de petits Douch version Toblerone, qui croient justifier leur salaire par leur capacité de nuisance. Ils illustrent une vérité première:

Tout pouvoir suscite des serviteurs à son image.

C’est donc bien sur la forme de l’État qu’il faut agir. Après, il est trop tard.

Notes:

1 Voir le film admirable de Margarethe von Trotta, intitulé «Hannah Arendt», sorti en début d’année.

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