Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le blé victime de la spéculation?

Jean-Michel Henny
La Nation n° 2035 8 janvier 2016

La sécheresse a sévi en Argentine et les inondations en Ukraine. Les récoltes de blé sont faibles alors que les besoins augmentent. Que font les prix? Ils augmentent aussi. Les lois du marché sont connues.

Ce n’est pas ce mécanisme que condamne la Jeunesse socialiste suisse dans l’initiative qu’elle a déposée en 2014 sous le titre «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires». Nous devons nous prononcer sur ce sujet le 28 février prochain.

L’analyse de la situation est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. D’ailleurs, le Conseil fédéral a produit le 18 février 2015 un Message de près de 40 pages1.

Les initiants admettent les mécanismes du marché. Le producteur de céréales, de soja, de maïs ou de riz a besoin, avant même ses récoltes, d’obtenir des garanties quant à l’écoulement de sa récolte, d’une part, quant à son prix, d’autre part. C’est la raison pour laquelle il passe avec des acheteurs des contrats à terme.

L’acheteur, de son côté, doit s’assurer qu’il pourra disposer de la matière première dont il a besoin et à un prix qui lui permettra de fixer celui du produit fini. Chacun prend des risques assumés; le producteur prend le risque de voir le prix augmenter entre la passation du contrat et la livraison; quant à l’acheteur, il prend le risque d’une baisse durant ce laps de temps. Ces marchés à terme sont reconnus par les initiants qui mentionnent à la lettre b de l’art. 98a nouveau de la Constitution fédérale qu’ils proposent: «Les contrats conclus avec des producteurs et des commerçants de matières premières agricoles et de denrées alimentaires qui portent sur la garantie des délais ou des prix fixés pour livrer des quantités déterminées sont autorisés.» Mais que veulent les initiants?

Ces dernières décennies, les banquiers et les financiers ont développé des outils de placements innovants et parfois difficilement compréhensibles. Ces «véhicules», comme ils les appellent joliment, ne portent pas sur des produits alimentaires, pour le cas qui nous intéresse ici, ni même sur des parts d’entreprises actives (actions), mais sur des produits dérivés. Leur valeur est calée sur des indices qui prennent pour référence par exemple des matières premières. Dans un tel cas, le blé, le soja ou le maïs, ou une «corbeille» mêlant ces matières, sont des «sous-jacents». Les acheteurs de tels produits structurés se limitent à acheter non pas pour recevoir la marchandise à la valeur de la part acquise, mais pour les revendre avant l’échéance2. La matière première sous-jacente ne sert ici qu’à fixer la valeur de la part.

Cette «financiarisation» des matières premières a-t-elle un effet sur le prix des matières elles-mêmes? Les initiants estiment que ces produits dérivés faussent le marché des matières premières agricoles et augmentent artificiellement les prix, ce qui aggrave la situation des pays pauvres et augmente la famine dans le monde.

Les avis des spécialistes sont partagés. Certains pensent que ces produits n’ont pas d’effet sur la valeur du blé ou du soja, par exemple (FAO, OCDE, FMI). Mais une étude de la Banque mondiale de 2010 arrive à la conclusion que les spéculations financières pourraient avoir influencé les fluctuations des prix en 2007.

Ce sont effectivement deux pics de prix en 2007 et en 2011 qui sont à la base de l’initiative. Que s’est-il passé alors? On parle ici du blé.

En 2007, la sécheresse en Russie et en Ukraine, tout comme en Australie, et les problèmes de récoltes en Argentine à la suite de gel et de sécheresse également, ont provoqué des hausses de prix particulièrement fortes du fait de la faiblesse des stocks. De plus, certains pays ont aggravé la situation en réduisant artificiellement leurs exportations alors que les pays importateurs nets étaient prêts à acheter à n’importe quel prix pour remplir leurs silos. Cette hausse de prix a cessé en 2008 parce que la récolte mondiale a été très importante cette année-là.

En 2011, il y a eu également de la sécheresse et de grands incendies de forêts en Russie, un début de sécheresse aux Etats-Unis, de graves pluies en Australie et des dégâts dus au gel en Inde. Il y a eu une hausse des prix et une fonte des stocks, ce qui a engendré les mêmes mesures politiques qu’en 2008, soit une interdiction des exportations de blé en Russie et des achats massifs par la Chine, l’Egypte et l’Indonésie, notamment. Les prix sont alors montés massivement. Ils ont baissé de façon toute aussi importante en 2012 car les récoltes étaient bonnes.

Ces explications paraissent convaincantes. Ce ne sont pas les produits dérivés mais l’abondance ou la pénurie de matière première qui influence les prix. L’initiative est inutile.

Au surplus, elle serait difficilement applicable. Elle obligerait en effet la Confédération à légiférer en interdisant aux banques, négociants en valeurs mobilières, assurances privées, fonds de placements, institutions d’assurances sociales, autres investisseurs institutionnels et gestionnaires de fortune ayant leur siège ou une succursale en Suisse d’investir pour eux-mêmes ou pour leurs clients, directement ou indirectement dans des instruments financiers se rapportant à des matières premières agricoles et à des denrées alimentaires. De même, il devrait leur être interdit de vendre des produits structurés correspondants.

On voit tout d’abord que les banquiers et opérateurs professionnels pour la vente de ces produits dérivés ne seraient pas les seuls concernés puisque les assureurs et les investisseurs institutionnels le seraient aussi. Dès lors, en investissant dans de tels produits, ils devraient à chaque fois vérifier que les sous-jacents ne sont pas des denrées alimentaires. Compte tenu de la complexité actuelle du secteur, cela s’avérerait souvent fort difficile.

Mais seules les institutions ayant leur siège en Suisse ou une succursale en Suisse seraient touchées. Il suffirait à certaines de délocaliser pour continuer à négocier de telles valeurs. Dès lors, seules les caisses de pensions suisses, par exemple, seraient touchées.

Il faudrait, pour appliquer l’initiative, si tant est qu’elle puisse l’être, créer une réglementation complexe et tatillonne et engager des fonctionnaires bien formés, chers et nombreux.

Les fédéralistes sont aussi attentifs au fait que l’initiative, outre qu’elle créerait une nouvelle législation fédérale, en attribuerait la surveillance et la poursuite pénale, ainsi que le jugement des personnes coupables, aux seuls tribunaux fédéraux, court-circuitant ainsi la compétence fondamentale des cantons.

Nous voterons donc NON à une initiative inutile, inapplicable, qui entraînerait des dépenses non négligeables et porterait atteinte aux principes fédéralistes.

Notes:

1 Message concernant l’initiative populaire «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires» du 18 février 2015, Feuille fédérale 2015, p. 2295 à 2336.

2 Voir l’article de Félicien Monnier, De usura, dans le numéro 2034 de La Nation.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: