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Noire lumière de la Syrie

Bertil Galland
La Nation n° 2143 28 février 2020

Penser à la Syrie, transit superbe et tragique dans l’enchaînement des civilisations. Verrons-nous quelque chose de son esprit survivre aux violences? Je me remémore Tartous, île des Phéniciens, inventeurs de l’alphabet, aujourd’hui base russe (investissement d’un demi-milliard de francs). J’ai roulé naguère jusqu’à Palmyre, à l’Est, où les Romains dressèrent leurs temples les plus lointains dans les déserts d’Asie. Leurs colonnades, lit-on, ne sont plus que moignons après une brève annexion armée par un pseudo califat mis en déroute. Dans l’oasis, j’avais vu un pharmacien prier paisiblement sur un petit tapis dans sa boutique avant de me vendre une brosse à dents. Je partis de là avec un chauffeur vers Rakka, pour nager dans l’Euphrate. En route dans la caillasse, il me fit manger seul dans une tente de Bédouins mais, pour cause de ramadan, jeûna et ne but rien, de l’aube au soir au volant. Compagnon d’un jour dans ce pays que l’on put jusqu’en 2011 traverser librement pour quêter entre la Méditerranée et l’Irak certaines racines de nous-mêmes. Enchevêtrement des religions et des peuples. Mais voici qu’au cours des dix dernières années, plus d’un tiers des 20 millions de Syriens ont perdu leur maison, leur famille ou leur vie. Ruines partout. «L’abomination de la désolation», disaient au VIe siècle av. J.C. les survivants juifs déportés de Judée à Babylone. Un millénaire et demi plus tard les Syriens ont dû fuir sous les bombes et s’exiler. Voici les foules migrantes d’un pays où, tout au long des temps, l’on avait pratiqué par ailleurs l’art de voisiner entre ethnies et religions. A nouveau, les périodes de redoux et de commerce, les pics de réalisations humaines ou la simple et touchante hospitalité quotidienne, ont viré en massacres.

Le sort de la Syrie ne se décide plus à Londres, ni à Paris, ni même à Washington, mais, aujourd’hui, dans une nouvelle séquence historique, par un bras de fer entre Moscou et Ankara, la Chine au balcon, mais toujours sous la poigne d’un clan d’alaouites, chiites, d’un schisme d’islam propre à la région de Lattaquié et protégé par l’Iran. Indéboulonné, le président Bachar al-Assad. Il est le fils du président Hafir al-Hassad qui un jour fit raser par mise en garde tout un quartier de Homs. Oubliez les complaisances passées de la famille, au pouvoir depuis un demi siècle, envers certaines minorités, grecques, arméniennes ou autres chrétiens incluant beaucoup d’arabes, ou chantant encore les psaumes dans la langue araméenne de Jésus. Ou kurdes qui rêvaient pourtant il y a quelques mois de consolider une région à eux, voire un Etat, sur le haut cours de l’Euphrate.

Erdogan et Poutine partagent la jouissance de voir la volonté politique des Occidentaux s’effondrer. Ils observent l’isolement des Kurdes, ces sunnites dont les pratiques, à l’égard des femmes plaisent à l’Occident. Mais par leurs guerres d’Irak, les Américains ont ouvert cet ancien espace hachémite à l’influence des chiites, au Sud, et derrière eux à l’Iran des ayatollahs. En revanche, dans le Nord de la région, le Kurdistan sunnite s’est bel et bien autonomisé en force militaire et comme Etat non reconnu. On a même pu croire qu’il dominerait le territoire syrien autour de Rakka, le long de la Turquie. Mais jamais Ankara, ni Damas évidemment, ne pourraient le tolérer, et même Trump devra ménager son allié de l’OTAN.

Ainsi évolue sous nos yeux la topologie combinatoire quadrimillénaire des ethnies, des langues, et le découpage des camps entre les religions monothéistes. Lausanne y fut historiquement impliquée en 1923, ville où fut conclu le Traité qui régla, sur le papier tout au moins, un échange de population entre Grecs et Turcs. L’un des effets personnels de cette diplomatie fut qu’un médecin kurde habitant la Turquie dut s’exiler à Damas et l’un de ses fils, Nourredine Zaza, fut cet ami, habitant Bussigny, décédé en 1988, qui parmi nous parlait turc, arabe, français, anglais, et devint un champion influent, révéré jusqu’à ce jour, de la langue et de la cause kurdes. Il fut emprisonné à Damas quand Nasser fusionna brièvement la Syrie et l’Egypte en 1956. Puis Zaza passa des menottes au coude à coude. Un apaisement, quelque temps, d’Alep à Beyrouth, permit à nouveau l’amitié civilisée entre les peuples et la défense publique du droit d’être soi-même, kurde ou grec ou arménien ou druze et j’en passe. On repère aussi l’espèce menacée des sages du Moyen Orient. Mes souvenirs de reporter à la Guerre des six jours me rappellent Moshe Dayan, le bouillant conquérant du centre historique de Jérusalem, général juif parlant parfaitement l’arabe. A l’instant où il vainquit l’armée de Jordanie et put accéder au Mont du temple, il s’opposa sèchement au rabbin Goren, le fondamentaliste qui le poussait à dynamiter dans la foulée la mosquée sacrée des musulmans. Jérusalem, déclara-t-il, est fondamental pour les trois religions, judaïque, chrétienne, islamique. «Nous ne sommes pas venus conquérir les Lieux Saints des autres.» C’était en 1967.

Ceux qui se rendaient en Syrie, jusqu’en 2011, s’attachaient à elle et sont aujourd’hui atteints par ses malheurs. Nous nous sentons personnellement trahis dans ce que nous avons reçu des trois religions en patrimoine commun. Certes on a vu monter l’islamisme. On était saturé, dans les pays arabes, jusque dans les bus, de films anti-israéliens, mais on ne sentait pas d’oppression dans la vie quotidienne à Damas ou Alep au commerce actif. On pouvait y vivre heureux. Les archéologues venus d’Occident, les étudiants de la langue arabe, les spécialistes de l’architecture des Croisés, les ingénieurs en ressources hydriques inquiets pour le sort du Jourdain ou de la Mésopotamie, laissaient leur séjour s’imprégner d’une très vieille culture de hammam, de gastronomies partagées, d’échanges amicaux et de cohabitation. Pour suivre de nouveaux courants littéraires arabes, certains textes contestés étaient il est vrai renvoyés pour publication à des revues du Liban voisin. Dans le grand souk central de Damas, les chrétiens sur la trace de saint Paul retrouvaient la Rue Droite, mentionnée dans la Bible, peu changée après 2000 ans, parallèle à l’enceinte de la ville, où l’apôtre arrivé par le plateau de Golan, lieu probable de sa conversion, eut son premier rendez-vous fraternel avec ceux qu’il venait pourchasser.

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