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La petite Antigone et le philosophe

Jacques Perrin
La Nation n° 2147 24 avril 2020

Un lecteur de La Nation nous a reproché de railler Greta Thunberg, qu’il tient pour une nouvelle Jeanne d’Arc. Depuis, Jacques Dubochet, prix Nobel, a situé la jeune Suédoise entre Mandela et le Christ, et un philosophe français estimable, Bernard Stiegler, a vu en Greta une réplique d’Antigone.

Nous pourrions en rire. Demandons-nous plutôt pourquoi Greta bouleverse tant de gens raisonnables, par-delà la question climatique.

Bernard Stiegler, 68 ans, interrompit très jeune ses études pour ouvrir une boîte de jazz, participa à un braquage de banque et passa cinq ans en prison. Le «taulard» y étudia la philosophie avec ardeur, puis passa un doctorat sous la direction de Jacques Derrida.

Stiegler a écrit des livres difficiles dont le vocabulaire demande un effort d’assimilation. Nous éprouvons de la sympathie pour cet homme, engagé à gauche, parce qu’il tente de restaurer chez nos voisins l’amitié politique. Il tient compte de la jeunesse pour le climat, des gilets jaunes, des populistes et du Rassemblement national. Il ne se moque pas de la religion.

Son dernier ouvrage renvoyant au Qu’appelle-t-on penser ? de Heidegger s’intitule Qu’appelle-t-on panser ? La Leçon de Greta Thunberg. Pour Stiegler, penser, c’est aussi prendre soin des personnes et des choses. Ses livres abordent la philosophie de la technique, l’économie, la sociologie et l’écologie.

Admirant vivement la demoiselle suédoise, Stiegler la peint comme une lanceuse d’alerte mystique, porteuse d’une souffrance extralucide, chargée, telle Antigone, de rappeler les adultes à la décence (comment osez-vous ?). Il garde néanmoins quelque distance: La parole de Greta fait signe vers l’inespéré. Dire cela ne signifie en rien « dire amen » à tous ses propos, ni à ceux de Youth for Climate, passés et à venir, ni à ce qui générera sans aucun doute des errances, des erreurs et des abus.

Le philosophe, marié, père de quatre enfants (dont Barbara, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux), est très «famille». A Barbara qui lui demande un jour pourquoi il est parfois si sombre, il répond que son devoir est de ne pas dénier ce dont il a acquis la conviction, à savoir que nous nous acheminons vers le pire. Stiegler prend au sérieux le désespoir des jeunes gens. Pour lui, l’effondrement est certain, car nous vivons une époque d’incurie, ou plutôt une absence d’époque. Il utilise volontiers la notion d’entropie, issue de la thermodynamique, signifiant dans le langage ordinaire une dissipation irréversible de l’énergie, un désordre, une désorganisation. L’humanité court vers une apocalypse immanente scientifiquement annoncée, sans l’espérance du Royaume. Tous les maux affectant la nature sont prouvés. La biosphère se transforme en technosphère (3 milliards de smartphones, 2 milliards de facebookiens…).

Bernard Stiegler n’est cependant ni technophobe, ni décroissant, ni ennemi du numérique. L’être humain n’aurait pu survivre sans prolonger ses organes par des outils, du silex taillé à l’ordinateur. Le philosophe combat la mécroissance, développement toxique de ce qui pourrait être curatif, façon de croître sans finalité, au-delà des ressources et de l’énergie disponibles, sans respecter les conditions de possibilité de la vie, ainsi que les excroissances, objets produits en masse et utilisés à des fins déraisonnables. Les objets techniques sont des pharmaka, mot grec signifiant à la fois remèdes et poisons.

Stiegler n’est pas non plus ennemi des sciences. Il pense comme Greta qu’il faut écouter les scientifiques, mais pas n’importe lesquels. Beaucoup de savants se sont soumis à la technique, à la recherche du profit, au marketing: Depuis la révolution industrielle, et la division du travail qu’elle a imposée, non seulement aux travailleurs manuels, mais à toute la vie de l’esprit, la spécialisation scientifique a écarté la question du tout, de l’unité et de l’affinité de la raison et du monde. Une partie importante de la science a changé, elle ne pense ni ne panse plus, cessant de lutter contre l’augmentation du désordre. La raison ne s’exerce plus au-delà de ce qui est calculable dans un univers homogène, elle ne réfléchit qu’aux moyens, plus aux fins; les algorithmes ont stérilisé la raison. Le transhumanisme, expression finale de la science dévoyée, désintègre la pensée par le calcul et réduit les savoirs au rang de compétences. Beaucoup trop de savants servent certains milieux économiques qui préfèrent la spéculation à l’investissement et que n’inquiètent ni les crises, ni la possibilité d’une catastrophe. L’humanité ne se contient plus, la libération des pulsions consuméristes ne connaît pas de limites.

La mondialisation a deux conséquences: la destruction des localités et une crise des générations.

Elle crée un univers indifférencié où empêcher le désordre devient difficile: Un système économique absurde détruit des localités en les rendant purement et simplement inhabitables, ce qui oblige les habitants ainsi chassés à venir se réfugier chez des habitants eux-mêmes traumatisés et parfois rendus furieux par le déni de la question de la localité. La misère des migrants rejoint celle des gilets jaunes et des populistes. Stiegler fait l’apologie du chez-soi. Ignorer la question du chez-soi est une faute, le chez-soi est nécessaire. On ne peut ouvrir la porte de chez soi qu’en étant chez soi, dit Derrida. La diversité des sociétés est la seule possibilité pour que survivent l’humanité et la vie en général; elle est fondamentalement lésée, comme la biodiversité, et comme condition de la noodiversité (diversité des façons de penser, réd.). Stiegler n’entend pas faire du Rassemblement national un bouc-émissaire. Il s’intéresse à un discours de Marine Le Pen à Metz, posant des questions embarrassantes, parce qu’énonçant quant à l’Europe des vérités rarement dites ailleurs. Il aime l’Europe, mais la Commission européenne l’a défigurée. Un député européen RN retient son attention, Hervé Juvin, auteur de plusieurs essais conciliant patriotisme, écologie et préoccupations sociales.

Le philosophe déplore l’inversion sacrilège du rapport des générations. Il reproduit dans son livre une affiche montrant un père et une mère accaparés par leurs smartphones et négligeant leur petit garçon attablé: Avez-vous déjà parlé avec votre enfant aujourd’hui ? demande l’affiche. Comme on le voit dans les publicités télévisées, le marketing fait en sorte que les enfants prescrivent à leurs parents ce qu’ils devront consommer. Les adultes sont systématiquement infantilisés et occupés à des activités superficielles. Des journalistes pseudo-affectueux parlent du «papa» et de la «maman» de personnes ayant largement dépassé leur majorité. Les rôles des parents et des grands-parents sont court-circuités. La désorganisation familiale et la ruine intergénérationnelle engendrent toxicomanie, addictions et suicides.

On comprend mieux la révolte de Greta Thunberg (si elle n’est pas elle-même le jouet des communicants…) contre un demi-siècle de consumérisme désormais planétarisé par un marketing totalement irresponsable, insolvable et insoutenable […] Faute de soigner cette incurie […] conduisant à l’atomisation sociale et à l’extrême violence, […] on peut craindre que la guerre économique provoque une guerre civile mondiale […], que les réactions archaïsantes du ressentiment et les désignations de boucs-émissaires ne s’aggravent à un point insupportable.

Voilà pourquoi Stiegler fait de Greta une nouvelle Antigone rappelant la génération des «boomers» à leurs responsabilités. Il aime à convoquer, plutôt que la colère du Dieu tout-puissant, la tragédie grecque et l’hubris, orgueil démesuré des mortels suscitant les foudres de la déesse Némésis.

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