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Une mobilisation pour rien?

Edouard Hediger
La Nation n° 2212 21 octobre 2022

Le citoyen est obligé de contribuer à la défense de sa nation. Pour ce faire, il reçoit une fraction du «monopole de la violence» de l’Etat, une arme, ainsi que le droit de participer aux décisions politiques. C’est le modèle helvétique.

Dans le cas de la Russie, le contrat était inverse: ne vous mêlez pas de politique et vous ne serez pas mobilisés. La population russe se contentait de regarder passivement à la télévision la réalité édulcorée des interventions en Géorgie, en Syrie, ou jusqu’ici en Ukraine, en ayant l’assurance que seuls des militaires professionnels y seraient engagés. Rattrapé par les difficultés de son armée, Vladimir Poutine a changé de manière unilatérale le modèle le 21 septembre dernier en ordonnant une mobilisation partielle. Au-delà des raisons politiques qui l’ont contraint à prendre cette décision, quelques réflexions sur l’impact militaire de cette mobilisation sont nécessaires.

La mobilisation n’a de partiel que son nom. Partial serait plus approprié. En effet, les lignes directrices annoncées sont pour le moins floues et personne n’est aujourd’hui en mesure de dire qui, ni combien de Russes sont astreints. L’effort de mobilisation reposant essentiellement sur les gouverneurs locaux, ceux-ci ont commencé à enrôler arbitrairement des hommes remplissant plus ou moins les critères d’âge, d’état de santé, ou d’expérience militaire préalable, afin de remplir les quotas imposés par Moscou1. Le système bureaucratique russe étant ce qu’il est, il est très facile pour les privilégiés, moyennant dessous-de-table ou fuite à l’étranger, d’éviter la mise sur pied. Afin de préserver les populations aisées de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, la mobilisation concerne aujourd’hui en priorité les minorités défavorisées de Sibérie et d’Extrême-Orient, moins enclines à protester. Or ces populations périphériques ont déjà supporté l’essentiel de l’effort de guerre depuis le 24 février2. De plus, les mobilisés doivent souvent s’équiper à leur frais, l’armée ne disposant plus des réserves de matériel nécessaire. On observe donc depuis quelques jours une hausse spéculative des prix des équipements sur des sites de vente en ligne, souvent vendus par des militaires peu scrupuleux. L’égalité de traitement entre les citoyens, principe fondamental de l’obligation de servir, n’est donc pas respectée.

Si cette mobilisation devrait prolonger la guerre, elle n’en changera probablement pas l’issue. Elle arrive trop tard pour avoir les effets escomptés. L’art militaire russe repose sur l’exploitation de multiples percées du front destinées à déclencher un choc opératif menant à l’effondrement de l’adversaire. Néanmoins, ces percées ne peuvent être exploitées que si des masses de soldats sont disponibles pour s’engouffrer dedans. L’armée soviétique disposait de ces masses et entretenait une importante structure de mobilisation capable de les mettre en œuvre rapidement. Casernes, matériel, places d’exercice, et surtout des chefs, tout était prêt.

L’armée post-soviétique, essentiellement par négligence et restrictions économiques, a renoncé à ces structures. Conscient de cette lacune, l’état-major russe a réintroduit dès 2010 des petites structures de mobilisation au sein des unités professionnelles, à partir des militaires sous-contrat retournés à la vie civile. Néanmoins, ces squelettes d’unités et surtout les cadres destinés à accueillir les mobilisés ont été envoyés au front dès le mois de mars 2022. Amalgamées en unités de bric et de broc afin de combler les pertes catastrophiques subies dans les coûteuses offensives de Kiev et de Kharkiv, puis du Donbass, ces unités sont aujourd’hui pour la plupart détruites. La mobilisation arrive donc trop tard parce que l’armée russe ne dispose plus ni des chefs, ni du matériel aptes à équiper, instruire et conduire les masses mobilisées depuis le 21 septembre.

Elle arrive trop tard parce que le moral des troupes déjà au front est au plus bas après les déconvenues des derniers mois, et parce que les mobilisés sont aujourd’hui rattrapés par une guerre dont ils ne comprennent pas les objectifs. En effet, Poutine choisit de mobiliser alors qu’il a jusqu’ici tout fait pour ne pas intéresser les Russes aux affaires politiques en les convainquant qu’il ne s’agissait que d’une opération spéciale, se déroulant selon le plan. Nous l’avions évoqué dans une précédente Nation, le soldat se bat pour ce qu’il comprend. Injecter des mobilisés peu motivés dans des unités démoralisées n’augmentera pas la qualité de la ligne de front, elle risque même de la déstabiliser.

L’armée russe a besoin de troupes immédiatement afin de renverser un rapport de force qui lui est de plus en plus défavorable. Or, la qualité d’une troupe est intimement liée à la durée de son instruction et de la capacité à créer une cohésion d’unité. Cela prend du temps, surtout si les structures évoquées plus haut n’existent plus. Les mobilisés risquent donc d’arriver au front trop vite pour colmater hâtivement les trous dans la ligne de front, sans formation ni équipement adaptés. Les médias russes rapportent d’ailleurs déjà les premiers morts parmi les mobilisés3. D’autres options existent néanmoins pour l’état-major russe. Renforcer les marches dégarnies de l’empire où Moscou joue sa crédibilité de garant des frontières post-URSS en est une. Cette mobilisation pourrait donc ne pas produire d’effet avant longtemps et l’Ukraine dispose encore d’une fenêtre d’opportunité pour exploiter les faiblesses russes sur le champ de bataille.

Finalement, associée à la fuite à l’étranger d’un grand nombre de jeunes Russes en âge de servir, cette mobilisation et les pertes qui en découleront devraient dégrader à long terme la capacité de l’armée à se reconstruire, sans parler du manque de main-d’œuvre qui en résultera dans les entreprises nécessaires à l’effort de guerre.

Clausewitz nous rappelait par son «étonnante trinité» que la guerre procède de trois parties distinctes. «L’instinct naturel aveugle» tend à embraser le peuple et le pousser à combattre. L’élan populaire est canalisé par la «libre activité de l’âme» des chefs militaires qui conduisent la guerre, et le gouvernement détermine le but de cette guerre par un «acte de raison». La guerre est le résultat du rapport changeant entre ces trois éléments trinitaires. Il semble aujourd’hui que ce rapport soit déséquilibré entre une population jusqu’ici peu intéressée à cette guerre mais pourtant mobilisée, un état-major subissant de plus en plus la loi du terrain, et une fuite en avant politique qui a brisé le contrat social de l’obligation de servir tout en rechignant à appeler guerre cette «opération spéciale». Il se pourrait donc que la mobilisation génère plus de problèmes qu’elle n’en résoudra.

Notes:

1   «A new report shows discrepancies in Russian draft statistics», ?????? (Meduza), 05.10.2022.

2   «Anger flares as Russia mobilization hits minority regions and protesters», Washington Post, 23.09.2022.

3   «Russian offensive campaign assessment», Institute for the study of war, 13.10.2022.

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