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Jung, les protestants, le mal

Jacques Perrin
La Nation n° 2245 26 janvier 2024

Ignorant tout de Carl Gustav Jung (1875-1961), incompétent en théologie, nous avons pourtant apprécié le livre de M. Bernard Hort, pasteur et professeur émérite de théologie, intitulé Jung et le protestantisme (Labor et Fides, 2023).

Dans une lettre à un professeur américain, Jung écrit: Je fais partie de l’Eglise réformée suisse. Mon père était pasteur. Dans la famille de ma mère, il n’y avait pas moins de six théologiens […]. Je me considère comme protestant, éminemment protestant. Je proteste même contre l’esprit arriéré du protestantisme […]. A la fin des années 1950, il dicte ces lignes à sa secrétaire: Le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel, et, en même temps, d’une divine beauté […]. La vie est faite de sens et de non-sens. J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille. Ces deux citations expriment le goût de Jung pour la confrontation, son humour aussi. Nous ne résumerons pas exhaustivement le livre de M. Hort, nous concentrant sur la manière dont Jung envisage l’ambivalence de toute réalité. Le bien et le mal coexistent.

M. Hort admire Jung à bon droit: le grand déchiffreur de la condition humaine, un très grand praticien, un grand médecin.

Le psychologue analytique nous incite à nous interroger sur notre protestantisme. Les protestants, de moins en moins nombreux, n’ont pas bonne presse. On les craint quand ils sont sectaires, à l’américaine. On les méprise s’ils se complaisent dans une spiritualité laïque. Névrosés, ils digèrent seuls leurs péchés, sont portés à l’abstraction, durs à la tâche, créateurs de richesses. Leur foi hypertrophiée au détriment des rites est souvent menacée d’épuisement, voire d’extinction, mais rien n’est simple, et M. Hort, avec l’aide de Jung, démonte nos préjugés.

Jung fit connaissance de Freud en 1907. D’abord fasciné, il se sépara de lui en 1913. Freud, athée et matérialiste, considérait la sexualité comme source exclusive d’explications causales. Cela déplaisait à Jung. Ce dernier tenait la spiritualité pour un facteur de guérison psychologique et d’équilibre culturel, tout homme étant confronté une fois ou l’autre au sacré.

La relation de Jung avec son père était difficile. Le doute tenaillait ce dernier, docteur en théologie, à la limite de la pauvreté, accablé d’avoir à tenir le rôle peu fait pour lui de pasteur dans un village de la campagne bâloise. Son fils l’aimait, voyant en lui un théologien cultivé et bon ayant démontré des compétences comme aumônier d’un hôpital… psychiatrique. Jung voulait probablement secourir son père, détruit par le conformisme collectif d’un protestantisme pourtant propice à l’individuation.

Jung cherche d’abord à soulager la souffrance de ses patients. Il est un empiriste ennemi des systèmes. Lecteur assidu dès son adolescence, il rejetait les constructions grandioses, thomiste ou hégélienne. Il ne voulait pas seulement apprendre et croire, mais savoir et comprendre. Le philosophe Schopenhauer lui révéla la souffrance du monde et dirigea son attention sur les sagesses orientales. Grand voyageur, Jung fit son miel d’offres spirituelles variées: le protestantisme dans lequel il baignait, la liturgie catholique, le yoga, la mystique tibétaine, les mythes grecs, les rituels africains, la gnose, l’alchimie, la physique moderne. Cela créa des malentendus: à tort, Jung fut pris pour un gourou, voire un précurseur du paganisme nazi.

L’inconscient est au centre des préoccupations psychanalytiques. Il s’exprime dans les rêves, les lapsus, les actes manqués. L’approche jungienne de l’inconscient est plus large que celle de Freud. L’inconscient n’est pas que le réceptacle (la poubelle, diront certains) de refoulements d’ordre sexuel. Selon Jung, il n’est pas seulement individuel. Il est fait de couches archaïques où s’accumulent au fil du temps des acquisitions collectives universelles que Jung appelle archétypes, matrices produisant des idées et des comportements. Les archétypes fondamentaux sont la persona, masque que l’individu choisit de porter, l’ensemble des rôles qu’il accepte de jouer pour s’adapter à son environnement; l’ombre, part inférieure et inadaptée de chacun; l’anima, dimension féminine de l’homme; l’animus, dimension masculine de la femme, le Soi, archétype central qui transcende le moi conscient. Parmi les archétypes impersonnels et différenciés selon les époques et les cultures, on trouve le Héros, le Vieux Sage, la Grande Mère, l’Androgyne, l’Enfant Eternel… Les archétypes ont une face négative et une face positive. Le but de l’analyse psychologique est que le patient se libère de leur énergie négative et mobilise leur puissance positive. La cure recherche l’individuation à partir de l’inconscient et repousse l’aliénation. Le patient advient à lui-même, à l’unité du Soi. Les archétypes sont numineux. Le noumène est une puissance active et incompréhensible suscitant autant l’effroi que la fascination. L’accès au numineux permet la thérapie.

La méthode semble irrationnelle. La prépondérance du positivisme scientifique, parfois dissolvante, ne séduit pas Jung. Certaines forces nous dépassent, dont on peut faire une expérience personnelle si on consent à affronter le mal en nous sans le projeter sur autrui. Nos penchants destructeurs reviennent de manière souterraine quand on ne les regarde pas en face. Selon Jung, le mal n’est pas l’absence de bien, il est substantiel, il fait mal. Toute réalité a deux faces, même Yahvé, bon et terrible, aimant et puissant, qui tourmente Job.

Nous vivons une crise spirituelle qui dure. Le mot même de spiritualité ne désigne souvent qu’un penchant pour le développement personnel, un écologisme vague masquant des affrontements idéologiques. Les Eglises sont divisées en elles-mêmes, cédant à leur désir de s’adapter, de garantir leur visibilité, à moins que leur laisser-aller ne pousse certains fidèles à se réfugier dans des groupes intégristes protecteurs.

Esprit rebelle, Jung observait à la fois la part d’ombre des confessions et les ponts qui les relient. Elles se rectifient l’une l’autre par leurs qualités respectives, le catholicisme grâce à ses rites, la confession, l’absolution, sa dévotion à Marie et aux saints, le protestantisme par la rigueur de sa réflexion et le soin de la relation à Dieu confié à la responsabilité de l’individu.

Selon Bernard Hort, l’œuvre de Jung, ni soumise ni hostile à la modernité, est libératrice. Jung n’a fondé aucune religion comme un Rudolf Steiner ou un Ron Hubbard. Il a réussi à guérir des personnes.

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