Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Malaise dans la civilisation

Jacques Perrin
La Nation n° 2246 9 février 2024

Parce que tout n’en finit pas de changer est le titre d’une réflexion de M. Christophe Reymond parue dans 24 heures du 9 janvier. Le directeur du Centre Patronal ne croit pas que nous vivions une période particulièrement dangereuse. En homme d’action, il nous invite à sauter dans la nouvelle année avec cet optimisme indispensable lorsque les situations apparaissent absurdes ou désespérantes. Les événements vécus depuis la crise financière de 2008 ne sont pas plus terribles que ceux du passé. Toutes les époques sont incertaines. Après la chute du mur de Berlin, nous avons certes cru à une mondialisation heureuse sous la direction des Etats-Unis, à la fin de l’histoire, mais les attentats islamiques perpétrés à New York changèrent la donne. Selon M. Reymond, même la période de croissance des Trente Glorieuses (1945-1975) ne fut pas rose: construction du rideau de fer, guerres en Corée, en Algérie, au Vietnam, conflits liés à la décolonisation, risque d’invasion soviétique et de guerre nucléaire, crise des missiles de Cuba, troubles de mai 1968, troisième révolution industrielle, informatisée et robotisée, diminution des emplois agricoles, fin de l’étalon-or, choc pétrolier de 1973. Notre sentiment d’apocalypse s’explique parce que depuis 2001 les convulsions sont nombreuses et simultanées. De multiples médias et réseaux sociaux nous font crouler sous les nouvelles plus ou moins anxiogènes en provenance de tous les coins perdus de la planète.

Les événements réels sont difficiles à extraire des narratifs conçus par les communicants.

En 1930, Sigmund Freud (1856-1939) publie Malaise dans la civilisation, l’un de ses rares livres politico-philosophiques. Le psychanalyste viennois n’était pas partisan d’un retour à la nature. La civilisation endigue l’agressivité humaine. Freud a vécu la Première Guerre mondiale et la crise de 1929. En 1930, à 74 ans, vieillard souffrant d’un cancer de la mâchoire, il est réaliste. Il prédit que le communisme florissant finira mal, que le nazisme naissant a besoin pour exister d’un ennemi absolu, les Juifs, à exterminer. Il constate que l’humanité a désormais les moyens de s’autodétruire, que la pulsion de mort la travaille.

Il nous arrivera de reparler prochainement de Freud et d’aborder l’ouvrage très controversé du sociologue français Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident.

Pour l’instant, esquissons le malaise actuel de la civilisation en gardant présent à l’esprit combien contrastent les horreurs rapportées par les médias avec la vie tranquille d’un boomer de notre espèce, né en 1958, citoyen d’un pays en paix depuis 176 ans, vivant dans une abondance sans pareille, patiemment construite par six ou sept générations.

Il faut distinguer les sources de peur et celles de malaise.

Depuis la nuit des temps, les hommes ont peur de mourir, de souffrir, de tomber malades. Les guerres d’Ukraine et de Palestine nous ont rappelé l’effrayante violence du monde. Les combats se déroulent entre guerriers plus ou moins bien préparés et équipés, dotés parfois de moyens hypermodernes à la pointe de la technique. A l’arrière-plan s’affiche une cruauté archaïque, filmée par les bourreaux eux-mêmes, surexcités et ricanants, diffusée sur les réseaux sociaux afin d’accroître la terreur. Cette barbarie caractérise aussi les terroristes islamiques et les narcotrafiquants.

Le covid a réveillé la peur des épidémies d’autrefois. Le réchauffement climatique fait craindre tempêtes, inondations et canicules extrêmes. Voir un jour sa maison détruite? Avoir faim? Mourir de soif dans une chaleur d’enfer? Possible…

Les causes de malaise, plus floues, s’enchevêtrent. Nous en distinguons cinq: l’indifférenciation, le remplacement, la pulsion de mort, la surveillance totale, la désespérance.

L’indifférenciation inquiète. L’individu narcissique aspirant à l’originalité absolue s’isole, puis se perd dans la masse. Les oppositions, les différences, les hiérarchies, les contraires, voire les contradictions, sont priés de s’effacer. Tout est égal, indifférent; tout se ressemble et se vaut: l’homme et la femme, l’enfant et l’adulte, l’être humain et l’animal, le maître et élève, le patron et l’employé, l’autochtone et l’étranger, la chose et sa représentation.

Après la mort de Dieu annoncée par Nietzsche advient la mort de l’homme. Celui-ci a fait son temps, notamment le vieux mâle blanc. Pour commencer, les populations croissantes du Sud se substitueront aux races déclinantes du Nord, avant que l’intelligence artificielle, les organismes cybernétiques et les robots ne supplantent les humains. On remplace les enfants par des animaux de compagnie ou de fausses bêtes sauvages, couvertes de puces électroniques, pilotées scientifiquement. On se passerait bien du corps, siège de la souffrance et du vieillissement. On incinère les cadavres, on ne les inhume plus. Les groupes humains se désagrègent. On rejette les familles, les nations, les pays et les paysans. La vie en communauté se transforme en vivre-ensemble fragile. On se soumet à l’abstraction, la numérisation, la virtualisation, la délocalisation; l’école et l’entreprise choisissent entre le télétravail et le présentiel. Les choses aussi sont de trop; les billets de banque, fantômes de la vraie richesse, disparaîtront aussi.

La pulsion de mort s’exprime par la guerre, l’euthanasie, le suicide assisté, l’eugénisme, l’avortement, le refus d’enfanter, la dépopulation.

Peut-être les phénomènes mentionnés ci-dessus résultent-ils d’une volonté politique. Nous n’en savons rien. Nous craignons un système de contrôle omnipotent et de limitation des libertés, voulu par le mondialisme occidental, l’écologisme ou l’empire chinois.

Qui nous consolera de nos souffrances et de nos malaises? La religion? Selon Emmanuel Todd, le christianisme, notamment le protestantisme, est au degré zéro. La consolation et l’espérance nous sont ôtées. La numérisation totale n’a que faire de l’Incarnation. Le chiffre ne se fait pas chair. Place au développement personnel, à la spiritualité indéfinie, à la culpabilité. L’Occident passe pour coupable des guerres, de la colonisation, du racisme et de l’écocide planétaire en cours.

Puissent nos lecteurs ne pas se ronger les sangs après cette énumération de maux. La vie continue.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: