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Réflexions banales

Daniel Laufer
La Nation n° 2091 2 mars 2018

Il me souvient de l’embarras de Jennifer, une jeune vendeuse à Washington, à qui j’avais acheté une paire de sandales et deux paires de chaussettes. Le total indiqué par sa calculette est de 37,10 $, mais elle a une hésitation: a-t-elle correctement introduit les trois prix? Pour s’en assurer elle les griffonne sur un bout de papier pour additionner 24,80 $ + 5,40 $ + 6,90 $ =? Après l’addition des trois premiers zéros, elle lève son crayon et sa tête, indécise: elle ne sait pas ou elle ne sait plus additionner trois chiffres avec une décimale; gentiment, en bon maître d’école, je refais l’addition avec elle (8+4+9 = 21, je pose 1, et je retiens 2, etc.) Elle comprend vite ce que sa calculette lui avait fait peut-être oublier, elle me sourit, me remercie, et je paie 37,10 $. C’était il y a vingt ans. Est-ce que les Jennifer d’aujourd’hui apprennent encore les quatre opérations qui gouvernent le monde, ou bien l’informatique a-t-elle définitivement relégué au grenier ces stupides contraintes scolaires, comme elle le fera bientôt pour l’écriture?

Je dois bien en effet constater moi-même que l’écriture au clavier me demande un effort beaucoup moindre que la bonne vieille plume: impossible d’imaginer que j’abandonne maintenant ma machine pour écrire sur du papier; ou plutôt: quand j’imagine que je tente de reprendre la plume, je me rends compte que c’est impossible, ça me demanderait un trop grand effort. Pourquoi? Peut-être que le geste de tracer des signes sur du papier, avec ses doigts, demande une beaucoup plus grande concentration que de taper sur un clavier avec les mêmes doigts; il y a tout un travail mécanique et électronique qui s’accomplit entre l’instant où j’appuie sur ce petit carré de plastique noir où figure à titre virtuel la lettre C et – une fraction de seconde – l’instant où cette lettre apparaît sur mon écran. Et tout ce travail, c’est ma main et mon cerveau, mon cerveau et ma main qui l’accomplissent quand je tiens la plume. D’ailleurs, qui aurait l’idée de dire que ma feuille de papier est un écran? L’écran fait apparaître les signes que je lui commande tout en occultant le travail de transmission. C’est donc par paresse que je tape au lieu d’écrire. Et si je tape à côté, comme ça m’arrive constamment, la technique sublime du traitement de texte (le terme électronique étant implicite) me permet de corriger snas qeu la lecrteur s’en rne de comte.

Michel Serres ironise dans son délicieux C’était mieux avant !, mais il ne nous dit pas ce que sera notre société dans une génération ou deux, transformée, pourrait-on croire, par l’invention des micro-processeurs et le progrès fantastique de l’informatique qui permet à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand, d’envoyer un message à n’importe qui, et d’avoir sa réponse dans la minute qui suit. Sera-ce en quelque sorte une mutation? Une nouvelle humanité, différente donc par sa nature de celle d’aujourd’hui? Je n’en crois rien, tout cela ne changera rien à nos passions, nos rapports avec nos voisins de palier, les caissières de la Migros (si caissières il y a encore), nos enfants, nos proches enfin, et même nos éloignés. Il n’est que de penser à ceux d’entre nous qui passent à côté de ce «progrès» de l’informatique, et qu’on a peut-être plus de peine à atteindre, mais qui n’en restent pas moins aussi présents, aussi vivants que nous autres qui sommes plus ou moins rivés à nos petits écrans et à notre clavier sur lequel je tape ces lignes. Etre ou ne pas être, c’est la question.

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