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De Juliette Bise à Michel Corboz: l’apport de Fribourg à la musique

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 1917 17 juin 2011
Etrange coïncidence, mais éloquente. Au moment où l’Ensemble vocal de Lausanne fête les cinquante ans de son existence, fondé et toujours dirigé par Michel Corboz, Juliette Bise quitte ce monde.

Avec sa disparition, une grande page vient de se tourner – celle de toute une vie consacrée à la musique, dont vingt ans d’enseignement au Conservatoire de Lausanne, où elle a créé le premier opéra studio de Suisse. Juliette Bise avait su faire de ce poste un lieu prestigieux, connu loin à la ronde, bien au-delà de nos frontières. Nombre de solistes lui doivent leur accès à une carrière internationale.

C’est peu dire que Juliette Bise enseignait son art, elle irradiait la musique! Grâce à la vision qu’elle en avait et à la richesse de sa personnalité, l’apprentissage du chant, chez elle, concernait l’être tout entier. Non seulement le corps, lieu si complexe de la phonation, mais encore la partie la plus secrète et la plus importante – celle qui forge la personnalité de l’interprète, sa sensibilité, son intelligence, sa culture, en un mot, son monde intérieur.

Une telle globalité de l’approche est fondamentale. Avec Juliette Bise, on n’a jamais travaillé «la technique» pour elle-même. Les bases corporelles étaient bien sûr analysées et mises en place en fonction de l’oeuvre en chantier, mais on abordait la pièce d’emblée dans une perspective vocale, musicale et mentale. Celle que l’on s’en était faite préalablement, afin que l’effet d’une volonté par trop présente ne vienne altérer l’émotion du moment, préservant ainsi ce que l’on nomme – avec raison – «l’inspiration». De plus, Juliette Bise avait un talent particulier pour développer le «fruit» de la voix, pour la rendre chaude et ronde, quel que soit le climat de l’oeuvre, élément précieux que nous avons pu transmettre ensuite à nos choeurs…

Comme pour l’auteur de ces lignes, le hasard des rencontres veut que Michel Corboz ait accompli ses études de chant au Conservatoire de Fribourg, précisément chez Juliette Bise, où elle enseignait à l’époque. Une rencontre chargée de sens pour le jeune musicien! Toute son activité, si impressionnante par sa qualité et sa durée, en aura été marquée et imprégnée.

Mais il y a plus, c’est l’influence du lieu. Il n’est pas indifférent que ces événements se soient passés à Fribourg – Fribourg-en-Nuithonie – où ville et campagne offrent, à cette époque encore, une image puissante, héritière d’une longue tradition religieuse, marquée par le rythme des saisons et le calendrier liturgique, où la foi imprègne les actes les plus simples, comme les moments essentiels de la vie humaine.

C’est ici qu’apparaît la vérité de ce jugement, inattendu mais combien porteur, du célèbre musicologue belge Harry Halbreich: «La Suisse romande est comparable à la Bohême et à la Moravie pour l’intensité de sa vie musicale. Et ceci, pour deux raisons, le rôle des écoles normales et la pratique du chant d’église [… ]». Un tel propos, porté par un étranger non suspect de complaisance, nous place au coeur du problème. Il n’y a en effet aucune génération spontanée en musique. Quelle que soit l’originalité de génies comme Bach, Mozart ou Beethoven, ils sont portés au départ par leur milieu, voire par la lignée dont ils sont issus. Constater ce fait n’est pas rabaisser l’individu, c’est au contraire mieux comprendre les raisons de sa force et de son originalité. Et ce qui est vrai d’un créateur l’est aussi d’un interprète: sa personnalité sera d’autant plus accusée qu’il aura assimilé les courants qui le portent, soit que, par nature, il s’en éloigne, soit qu’il les prolonge.

Si l’on suit le chemin de vie de Michel Corboz, on est frappé par l’ensemble des circonstances qui ont pu conduire un modeste instituteur au statut d’un des premiers chefs de choeur de notre époque. Ici nous vient à l’esprit cette remarque d’Alexandre Soljenitsyne, véritable Tolstoï des temps modernes, remarque si profonde et si générale qu’elle peut s’appliquer à chacune de nos existences. Elle est tirée de La Roue rouge, Août 14: «Le noeud essentiel de notre vie, ce qui lui donnera, si nous devons l’utiliser à poursuivre un but, son sens et son centre, se forme dès le plus jeune âge, de manière parfois inconsciente, mais toujours précise et juste. Et la suite ne tient pas seulement à notre volonté: on dirait que les circonstances elles-mêmes se conjuguent pour nourrir et développer ce noyau […].»

Chez Michel Corboz, les circonstances ont véritablement nourri et développé le noyau qu’il devait à son enfance au coeur de la Gruyère et de sa famille, au sein de laquelle le chant – et le chant d’église – jouait un rôle central, comme dans beaucoup d’autres foyers de cette contrée. Un homme a été le chantre de cette vie rurale, l’abbé Bovet, chantre éloquent des réalités quotidiennes, comme aussi d’autres réalités supérieures.

Ces origines, Michel Corboz ne les a jamais cachées, par vanité ou par snobisme, car il sait trop bien d’où il tire son authenticité et où se trouve la force de ses racines. Toutefois, qu’on s’entende bien. Nous ne sommes pas en train de célébrer les vertus du régionalisme ou d’un particularisme borné et myope, qui n’a rien à voir avec l’authenticité. Au contraire. Dans l’ascendance d’un être, se cachent des éléments humains et mystérieux, dont l’alchimie secrète échappe à l’analyse rationnelle, parce que seule une approche dictée par le respect des gens et des choses permet de la saisir.

Sur des plans très différents, mais proches par ce qui est leur fondement, les existences de Juliette Bise et de Michel Corboz sont la preuve de l’originalité et de la fécondité du milieu musical de Fribourg. A eux deux, ils personnifient la richesse et la substance de son apport à la vie musicale, bien au-delà de nos frontières.

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