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De l’inefficacité des tabous

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2009 9 janvier 2015

Mme Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme, constate que les gens se lâchent sur les réseaux sociaux et se permettent des messages impensables il y a peu de temps encore: allusions antisémites, accusations contre les étrangers, les Africains en particulier, insultes et menaces islamophobes.

Cette évolution n’est pas réservée aux réseaux sociaux. Il y a un mois, le mouvement allemand Pegida, «Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident»1, rassemblait dix mille personnes à Dresde. Il y en avait vingt mille lundi dernier. Les politiciens du centre commencent à adopter, même s’ils se tortillent encore un peu, le langage de l’UDC en matière de sécurité et d’immigration.

C’est un échec flagrant pour les milieux antiracistes et leur politique. Ils ont pourtant eu un nombre considérable d’années pour la mener à bien. On les a pourvus d’une norme pénale conçue exprès pour eux. Chaque jour, ils ont pu s’indigner, dénoncer et piloriser les contrevenants, obtenir des condamnations pénales, briser des carrières et des réputations. Les discours officiels, de la droite à la gauche, ont repris leurs thèses, les Eglises aussi, ainsi que les médias, l’école et les grandes entreprises.

Des scientifiques ont démontré que les races n’existaient pas. Et voilà que ces mêmes milieux «tirent la sonnette d’alarme» pour nous informer qu’en vingt ans de pédagogie et de répression antiracistes, la situation n’a fait qu’empirer.

Et ils proposent, comme unique réponse, un accroissement de l’information et un renforcement de la vigilance, c’est-à-dire la continuation de leur inutilité.

L’erreur de méthode, croyons-nous, est d’avoir voulu répondre à l’irrationalité du nazisme par un discours symétriquement irrationnel dénonçant l’antisémitisme – et à sa suite le racisme, puis l’islamophobie – comme le mal absolu. On a voulu créer un tabou, c’est-à-dire un interdit hors discussion, dont la transgression, si minime fût-elle, attirerait sur son auteur, sinon le châtiment divin, du moins une exclusion de l’humanité. La moindre dérive par rapport au discours autorisé serait automatiquement amalgamée aux crimes les plus épouvantables des nazis.

D’une certaine façon, ça a réussi. Une dénonciation pour racisme ou antisémitisme, même infondée, fait dans la journée le tour de la planète et s’accompagne d’une exclusion sociale et professionnelle immédiate. Le malheureux qui croyait simplement exprimer son avis voit son portrait partout, accompagné de milliers de titres énormes et simplificateurs.

Ce succès apparent de l’antiracisme fait d’autant plus cruellement ressortir son échec sur le fond. C’est que le tabou relève du monde magique des peuplades primitives. Il peut nous impressionner un moment, surtout s’il fait appel à notre mauvaise conscience et si l’appareil répressif est bien huilé. Mais il ne modifie guère nos pensées et nos sentiments intimes. Aujourd’hui, il craque de partout.

C’est dû pour une part à une dégradation de la situation internationale. La brutale intransigeance de l’Etat d’Israël face aux Palestiniens suscite à droite comme à gauche un antisionisme émotionnel qui s’amalgame facilement à l’antisémitisme classique. Quant aux musulmans, la folie djihadiste et les crimes de l’Etat islamique, la lecture aussi de certaines sourates assez radicales, éveillent des craintes à l’égard des musulmans qui résident en Suisse.

Comment ne pas voir aussi que le tabou antiraciste est constamment instrumentalisé par les partis, en particulier de gauche, pour démonétiser leurs adversaires? Il faut reprocher aux antiracistes de n’avoir jamais dénoncé ce comportement. Comment ne pas voir que les jeunes – et beaucoup d’autres – reçoivent le tabou comme on reçoit tout prêche puritain, c’est-à-dire comme une contrainte qu’un homme libre – et moderne! – ne peut que rejeter? Le dévergondage suit le puritanisme comme son ombre.

Le règne du tabou nous empêche de prendre conscience de deux faits essentiels. Le premier, évident, c’est que les Suisses ont de bonnes raisons de considérer l’arrivée sans fin de nouveaux étrangers comme une menace grave sur leurs identités historiques, cantonales et fédérale, sur leur conception du travail et de la paix sociale, sur leurs références culturelles et religieuses, sur leur vie de tous les jours, sans parler de leur économie. Et ils n’acceptent plus la cécité volontaire des décideurs politiques et économiques.

Le deuxième fait essentiel, c’est que le tabou conduit les Suisses à des réactions simplistes qui leur dissimulent qu’eux-mêmes, avant toute considération migratoire, sont pour beaucoup dans la dissolution de leurs cultures. A quoi sert-il d’invoquer «les racines chrétiennes de l’Europe» si l’on ne croit plus ou que, croyant, on ne pratique plus? Qui s’intéresse aux racines coupées? A quoi sert-il d’opposer à l’oumma musulmane un patriotisme européen lourd d’idéologie et d’irréalisme déclamatoire? A quoi sert-il de blâmer les mœurs musulmanes si nous-mêmes abandonnons les nôtres dans nos usages et nos lois? La nature a horreur du vide et nous sommes en train de nous vider.

Le tabou aveugle les peuples. Il empêche la légitime défense comme il empêche la nécessaire autocritique. Il aveulit ceux qui se soumettent à lui et incite les autres à choisir des voies extrêmes, elles aussi inefficaces.

Olivier Delacrétaz

1 Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes.

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