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L’Ouzbékistan, une république en Asie postsoviétique

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2009 9 janvier 2015

Certains noms de lieux font rêver et voyager avant d’avoir entrepris le déplacement. D’où certaines déceptions: Oulan Bator recèle peut-être plus de mystère et de charme dans ses syllabes que dans ses rues. Mais Baalbek, qui évoque le culte d’un dieu aboli, on s’empresse de franchir les montagnes du Liban pour accorder la sonorité claquante de ce mot à l’éblouissement du soleil sur les ruines antiques du site. Le nom de Samarcande possède aussi ce pouvoir enchanteur qui meut l’imagination et excite le désir de partir. Mais la nécessité de se rendre à Samarcande est principalement conditionnée par la place du Régistan que composent trois médersas et une mosquée, un ensemble unique dont l’harmonie ne peut se comparer qu’avec la Piazza del Campo à Sienne, la Plaza Mayor à Salamanque, et quelques autres hauts lieux de notre planète.

Quand on arrive à Tachkent, la capitale, la première impression est un sentiment d’ordre: les rues sont propres, les espaces publics soigneusement entretenus, les monuments historiques minutieusement restaurés, avec cette fringale de reconstituer le passé que nous avons connue à l’époque de Viollet-Leduc, ou après les destructions causées par la deuxième Guerre. Le centre de la ville est occupé par la vaste place Amur Timur (de l’Amour et de la Crainte? Non, il s’agit du héros national, ici figuré par une gigantesque statue équestre). Le personnage est connu chez nous sous le nom de Tamerlan. Jadis, le puissant socle a accueilli successivement Lénine, Staline, Marx, selon les variations idéologiques. Aujourd’hui, la tendance est au nationalisme.

Derrière ce monument se profile l’hôtel Uzbekistan, titanesque paquebot d’époque brejnevienne, sombrant lentement dans une terne médiocrité, accablé par le poids des ans et l’incurie d’une gestion nonchalante. A côté, un bâtiment tout neuf un peu trop démonstratif, d’architecture néo-classique décorée d’éléments indigènes, éblouit par ses façades de marbre blanc et de verre: c’est le Palais des congrès. Ce style bourgeois-gentilhommesque se répercute dans toute la ville avec des variantes, au gré des ministères, des maisons de la culture, des musées, des tribunaux. Les hectares de la place sont semés d’un gazon à rendre jaloux un propriétaire de golf britannique. L’arrosage automatique essaie avec peine de faire grandir des cyprès étiques: les platanes centenaires ont été arrachés au profit de cette misérable et dispendieuse culture. Le cyprès a été décrété arbre national, alors que les platanes à l’ombrage bienfaisant avaient été plantés par les Russes.

Chez nous, une partie au moins de nos actions est guidée par le bon sens, faculté qui semble étrangère à la mentalité orientale des Ouzbeks. Partout on voit des constructions récentes dont il est difficile de déterminer si elles sont en voie d’achèvement, achevées en attente d’utilisation, ou abandonnées. Le réseau routier est parsemé de centaines, voire de milliers de stations d’essence comme neuves, presque toutes délaissées: un jour, le gouvernement a décidé de surtaxer l’essence: chaque automobiliste a reconverti son véhicule au gaz, et on a construit un nouveau réseau parallèle de distribution.

Personne ne se scandalise des dépenses somptuaires et du gaspillage de l’argent public, parce qu’à leur échelle les particuliers agissent de même: un mariage coûte en moyenne quelque vingt mille de nos francs, ce qui est une somme exorbitante en regard des revenus moyens. Ainsi tout le monde trouve normal que le président Karimov ait son aéroport privé, un palais présidentiel dans chaque ville importante (Louis XIV se contentait d’une chambre dans les châteaux de ses vassaux).

Islom Karimov, président de l’Ouzbékistan depuis vingt-trois ans, a suivi le cursus traditionnel de l’apparatchik communiste dès 1964. Depuis l’indépendance, il est à la tête de l’Etat, faisant renouveler son mandat en adaptant la Constitution à son goût du pouvoir. Les prochaines élections, déjà reportées, devraient avoir lieu en mars 2015. Mais qui oserait se profiler en adversaire de cet indéboulonnable potentat, septuagénaire avancé? Et avec quels moyens? Poutine a rendu visite à son homologue ouzbek le 10 décembre dernier, renforçant ainsi sa légitimité. D’ailleurs la population semble assez satisfaite de la gestion du pays, qui ignore les troubles de l’Afghanistan et les fantaisies ubuesques du foldingue à la tête du Turkménistan voisin. En 1991, Karimov a repris tel quel l’appareil communiste, en «libéralisant» sous contrôle l’économie et la religion (95% de musulmans) et en étouffant toute velléité d’opposition. La surveillance policière est très présente, surtout dans les déplacements. Des postes de contrôle fixes sont autant de douanes intérieures. Le pays vit en quasi autarcie car les importations sont taxées à 150 %.

Nous devons nous garder de juger le fonctionnement d’un tel régime selon nos critères. La population, plutôt jeune et entreprenante, ne vit pas dans la misère, ni même la pauvreté. L’élite qui apprend les langues étrangères par nos chaînes de télévision voit surtout des citoyens mécontents, des débats stériles, des politiciens impuissants et méprisés, des émeutes à répétition. Le mirage occidental est éventuellement représenté par des biens de consommation, mais certainement pas par notre vie politique et sociale.

L’Ouzbékistan, à mi-parcours de la Route de la soie, a vu passer Marco Polo, Alexandre le Grand, Gengis Khan, Tamerlan, Staline. Ce pays, bâti sur de nombreuses et profondes strates de civilisation, recèle des richesses culturelles extraordinaires. Il a appris à digérer son histoire, plutôt que de l’envisager dans une stérile dialectique d’opposition. Ainsi telle personne rencontrée, dont je m’étonnais qu’elle ne fût pas tellement hostile au régime communiste précédent (les destructions furent aussi radicales et féroces qu’en Russie), me réplique avec véhémence: «Il fallait cela pour nous faire entrer dans la modernité. Sinon nous en serions encore avec nos turbans, nos chameaux, nos femmes voilées.»

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