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Soljénitsyne et l’Ukraine

Jacques Perrin
La Nation n° 2043 29 avril 2016

S'il est un pays dont l’histoire peut être qualifiée de chaotique, c’est bien l’Ukraine, territoire aux frontières mouvantes, pays guetté de tout temps par des voisins rapaces.

Le destin des Ukrainiens consiste à tenter d’exister et à souffrir. Le pays connaît l’indépendance depuis 1991, après une tentative en 1917 avortée au bout de trois ans.

Au VIIIe siècle, il ne faisait qu’un avec la Russie, c’était la «Russie de Kiev». Celle-ci fut attaquée au sud-est par les Mongols en 1240, puis par les Tatars, et au nord-ouest par les Polonais et les Lituaniens. La Russie de Kiev se décomposa.

L’Ukraine fut ensuite prise en mains par les Cosaques et ses hetmans (commandants élus). Elle connut la prospérité, ses habitants étaient alphabétisés et réputés pour leur éducation. En 1654, l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr fut intégrée à la Russie. La réunion ne dura pas et les déchirures s’accentuèrent. L’hetman Jean Mazepa obtint que la Suède, en guerre avec la Russie, reconnût l’indépendance de l’Ukraine, mais à la bataille de Poltava, en 1709, le tsar Pierre 1er vainquit Mazepa et les Suédois. Les Cosaques devinrent les vassaux des Russes. L’influence polonaise (et aussi austro-hongroise) s’exerça sur le nord-ouest tandis que Russes, Tatars musulmans et Ottomans se disputaient le sud-est.

A la fin de la première guerre mondiale, l’Ukraine était la proie de factions pro-alliées, pro-allemandes et pro-bolchéviques. Les divisions partisanes (monarchistes, démocrates, anarchistes ou communistes) s’ajoutaient aux querelles religieuses entre catholiques, uniates et orthodoxes. Des pogroms antisémites eurent lieu.

Le 20 novembre 1917, la Rada centrale (le parlement) proclama l’indépendance de la République populaire d’Ukraine. Cinq ans plus tard, l’ouest de l’Ukraine appartenait à la Pologne tandis que l’est avec Kiev était avalé par l’URSS naissante.

En 1933, Staline affama ses sujets, ce fut le Holodomor (terme signifiant «extermination par la faim»), des millions d’Ukrainiens moururent. Aussi comprend-on (Soljénitsyne aussi) pourquoi, en 1941, les rescapés accueillirent les troupes allemandes avec ferveur, croyant à la fin du cauchemar communiste. Ils apprirent vite qu’ils ne faisaient que changer de tyran.

Au cours de ces années terribles se manifestèrent quelques chefs hors du commun. D’abord le cosaque orthodoxe Simon Petlioura qui lutta contre les bolchéviques et fut assassiné en 1926 à Paris par Samuel Schwartzbard, Juif de Bessarabie, lequel prétendait venger ses coreligionnaires des pogroms organisés par l’Ukrainien (la responsabilité de Petlioura dans les massacres est mise en doute…).

Ensuite Nestor Makhno, chef de bande anarchiste, opposé à la fois aux Blancs et aux Rouges, qui finit misérablement sa vie à Paris en 1934, après avoir été ouvrier chez Renault, dans l’usine de Boulogne-Billancourt.

Enfin Stepan Bandera, qui dirigea l’armée insurrectionnelle ukrainienne, allié des Allemands mais déporté par eux à Sachsenhausen, libéré en 1944, fuyant en Suisse puis en Allemagne de l’Ouest, assassiné en 1959 par les services secrets soviétiques.

En 1944, les «bandéristes» réussirent à tuer un général soviétique prometteur, Nikolaï Vatoutine, et poursuivirent le combat jusqu’en 1954.

Quel est le rapport, demanderez-vous, entre ce très bref résumé d’histoire ukrainienne et la figure d’Alexandre Soljénitsyne?

En 1945, Soljénitsyne, alors capitaine d’artillerie sur le front, décoré à deux reprises, écope d’une peine de huit ans de goulag pour avoir critiqué Staline dans un échange épistolaire avec un camarade officier.

En 1948, Staline décide de séparer deux catégories de prisonniers: les droits-communs et les politiques. Il crée des camps spéciaux pour ces derniers. Soljénitsyne est alors transféré au Kazakhstan, à Ekibastouz. Dans la dernière partie de l’Archipel du Goulag, il évoque les nationalités présentes dans le camp. Il s’entend bien avec les Lituaniens et les Estoniens, moins avec les Lettons, il loue les Tchétchènes. Il s’attarde sur les Ukrainiens, «car, écrit-il, Ukrainiens et Russes s’unissent en moi dans le sang, dans le cœur, dans les pensées». Il n’accepte pas le divorce des deux peuples. Après la guerre, ce sont les Ukrainiens «bandéristes» qui ont lancé les premières révoltes au goulag, parfois alliés aux «Moscoves». Sa mère, Taïssia Chtcherbak, est d’origine ukrainienne. La volonté sécessionniste «lui tape sur les nerfs», mais il comprend que les Ukrainiens ont trop souffert, qu’«ils ont le cœur gros», que «l’occasion de réunir une nouvelle fois les deux peuples a été manquée», que la génération à laquelle il appartient n’échappera pas à «la nécessité de payer les fautes des siècles précédents».

Dans les années cinquante déjà, Soljénitsyne se résout à la sécession de l’Ukraine. Il sent que, contrairement à ce qu’annonçait la doctrine marxiste, «au siècle de la cybernétique et de l’atome, le nationalisme a prospéré». L’écrivain émet des idées qu’il développera plus tard. Pour renaître, la Russie doit se replier sur elle-même. Toutes les nations qu’elle englobe doivent recouvrer la liberté, y compris l’Ukraine: «Que nous soyons une grande nation, nous devons le démontrer non par l’énormité de notre territoire ou le nombre des peuples soumis à notre tutelle, mais par la grandeur de nos actes. Et par la profondeur à laquelle nous labourerons ce qui nous restera comme terres, défalcation faite de celles qui auront refusé de vivre avec nous […] Avec l’Ukraine, ce sera douloureux […] Et plus doux, plus tolérants, plus explicatifs nous nous montrerons aujourd’hui, plus grand sera l’espoir de rétablir l’unité dans l’avenir. Qu’ils vivent leur vie, qu’ils fassent l’expérience, ils ressentiront vite que tous les problèmes ne sont pas résolus par la sécession.»

On peut sans exagérer qualifier ces lignes de prophétiques.

Dans une note, Soljénitsyne ajoute: «La chose n’ira pas sans complications. Chaque province (ukrainienne, réd.), peut-être, aura besoin de son propre plébiscite, suivi d’une attitude faite de ménagement et de concessions vis-à-vis de ceux qui désireront passer d’une province à l’autre. Certaines provinces de la rive gauche tendent sans aucun doute vers la Russie. Quant à la Crimée, c’est Khroutchtov qui l’a attribuée à l’Ukraine, par on ne sait quelle lubie.»

Soixante ans après la rédaction de ces avertissements, l’indépendance de l’Ukraine semble acquise, mais les «complications» se sont bel et bien produites. Vladimir Poutine admirait Soljénitsyne, mais se révèle sans doute plus impérialiste que l’ancien zek. Quant aux Ukrainiens, leur patrie semble trop faible, trop corrompue et trop divisée pour accepter les concessions nécessaires.

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