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Occident express 34

David Laufer
La Nation n° 2126 5 juillet 2019

J’avoue, avec une honte un peu amusée, qu’il m’est arrivé de laisser volontairement tomber des papiers gras dans la rue en Suisse. Cette propreté immaculée, ces trottoirs qu’on pourrait lécher, ça me donne envie d’y ajouter un tout petit peu d’imprévu, de chaos. De la même façon, je rêvais parfois le soir, en contemplant le massif alpin qui nous faisait face à Vevey, de placer d’énormes quantités d’explosifs sous le sommet du Grammont et de modifier, pour quelques milliers d’années au moins, cet horizon immortalisé par Hodler, Courbet et tant d’autres. Lorsque tout est parfait, on se sent inutile, de trop. Je demeure un animal et mon instinct de survie se satisfait peu de savoir que le monde où je suis entré n’a pas besoin de moi, que je ne peux pas l’améliorer, seulement l’entretenir. La seule option qui reste dans ces circonstances, c’est d’imparfaire. En Serbie – serait-ce donc la raison de mon attachement à ce pays? - je rencontre tous les jours des raisons d’améliorer mon quotidien. Ainsi nous nous promenions, mon fils et moi, à la lisière de la forêt de chênes qui entoure notre maison de campagne, surplombant le majestueux Danube en contrebas. A travers les buissons, un petit chemin formé par le passage fréquent nous amenait vers un observatoire. De là, le souffle coupé, nous avons regardé la chute en pente raide de cette forêt retentissante du chant de millions d’oiseaux que le printemps agite et le fleuve éternel qui s’en va vers la Mer Noire. En baissant les yeux, nous avons alors découvert que ce promontoire est en réalité la mini-déchèterie locale. Ici, les quelques habitants des environs viennent déverser leurs ordures – sacs en plastique, lave-linge hors d’usage, bouteilles de détergent, pelures, tout un résidu pourrissant au milieu des chênes centenaires, dans le calme souverain de cet éden. Comment, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, comment peut-on considérer que cet endroit puisse servir de dépotoir? Je sais que, dans quelques années, ici aussi, on considérera ces habitudes avec dégoût et on se servira des déchèteries municipales. En Suisse, nous sommes passés par exactement les mêmes processus faits d’éducation, de taxes, de temps et de nouvelles habitudes. Mais je promets par avance, solennellement, que lorsque ce temps sera venu, je ne m’amuserai plus à jeter volontairement mes papiers gras dans cette forêt immaculée. Et d’avoir eu cette vision d’horreur m’aura également guéri pour toujours de ces plaisirs malsains, sur les trottoirs suisses ou ailleurs.

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