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Le grotesque totalitaire

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2087 5 janvier 2018

A la suite de notre Entretien du mercredi consacré à Georges Orwell, nous voudrions revenir sur un aspect du régime totalitaire que ses crimes effroyables nous feraient presque oublier: son côté grotesque, fait de démesure et de ridicule, de cruauté et de mièvrerie, de paranoïa et de kitsch.

Le totalitarisme n’est pas le comble de l’ordre, c’est un désordre qui part dans tous les sens, une perte de pédales collective. Faisant preuve d’une crédulité peu compatible avec leur cynisme, les chefs nazis, par exemple, sont fascinés par l’occultisme le plus débile et cultivent une invraisemblable quincaillerie mythologique dans la droite ligne de leur paganisme de pacotille. Hitler s’intéresse à la race hyperboréenne et à la théorie de la Terre creuse. Les «médecins» nazis se livrent à des expériences scientifiques dépourvues de tout intérêt scientifique. Les huiles soviétiques placent de grands espoirs et beaucoup d’argent dans des recherches sur la parapsychologie.

Staline, ayant apprécié un concert, ordonne qu’on lui en fasse un disque pour le lendemain matin à la première heure: terreur dans la fourmilière radiophonique, consciente de ce que c’est aussi à l’aube qu’on fusille les ennemis du peuple. Le grand chef, déclencheur tout-puissant de la terreur, est lui-même terrorisé en permanence. Car, dans l’état d’arbitraire et de méfiance universelle qu’il a engendré, et qu’entretiennent les organes policiers, judiciaires et carcéraux de son régime, la terreur circule d’une façon autonome et n’épargne personne.

Le grotesque prend toutes les formes. Kim-Il-Sung fait ériger à sa gloire, par des artistes à sa botte, des statues au gigantisme indéfini. Il ne s’agit pas d’être grand, comme Ramsès II à Abou Simbel, il s’agit de nier les limites, aussi bien morales et esthétiques que matérielles, du régime et de celui qui l’incarne. Les communistes chinois font payer aux familles la balle qui a servi à assassiner un de leurs membres. Leonid Brejnev atteint de démence sénile reçoit le prix Lénine de littérature. L’ombre malveillante et capricieuse du Père Ubu plane dans les salles sans nombre et surdimensionnées des palais totalitaires. La résidence de Nicolae Ceaucescu couvre 65 000 m2 et compte 5100 pièces. Il pourrait tout aussi bien en compter 51 000. Les robinets de sa salle de bain sont en or.

Pol Pot disperse des millions de ses compatriotes dans tous les coins du territoire, change leurs noms et celui de leurs villages, en fait assassiner 1 700 000. Mort en prison, il est incinéré avec des ordures et des vieux pneus. Les cadavres de Lénine et Staline sont embaumés et exposés à la vénération des foules par les soins idolâtres d’un Parti qui condamne le «culte de la personnalité».

L’immense caricaturiste David Low a saisi le grotesque de Hitler d’une façon incroyablement perspicace, le croquant en criminel aux mains noires de sang, certes, mais en même temps absurdement pétulant et légèrement rondouillard.

Et aujourd’hui? Mensonges publics (on dit fake news), dévalorisation de la communauté familiale sur la base de considérations paléo-anthropologiques relevant de la pure idéologie, moralisme égalitaire intrusif, valorisation de la délation, pilorisation des déviants, déconstruction des usages, remplacement du langage par le sabir hoquetant de la langue inclusive: le grotesque s’installe aussi dans notre société. Indice de la progression d’un totalitarisme à notre image, mou?

Quoi qu’il en soit, on retrouve la relation entre le mal et le grotesque dans l’Enfer du Jardin des délices de Jérôme Bosch, chez Goya ou, mieux, voire pire, chez les sorcières monstrueusement et sciemment vulgaires de Hans Baldung Grien: une puissance à la fois rusée et repoussante, une vitalité bestiale qui, en d’horribles contorsions, ricanements, trémoussements obscènes, langues tirées à s’arracher et jambes écartées à s’écarteler, tend de toute son attention, de tout son effort, de toute sa pensée vers le laid et l’obscur, une frénésie rageuse et suicidaire radicalisant un combat au bout duquel elle sent avec fureur qu’elle va trouver son anéantissement.

De même que la beauté peut se définir comme «la splendeur du vrai», le grotesque, avec sa difformité constitutive et son hétéroclicité frénétique, exprime l’erreur essentielle, le refus de la vérité connue, le non serviam. C’est dans le grotesque plus que dans le terrifiant, dans son refus de la nature des choses, de l’équilibre, de la mesure, de la décence, de la clarté, de l’intelligence et de la beauté que le totalitarisme manifeste le plus clairement son inspiration démoniaque.

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