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Les nouveaux livres d’Alexandre Voisard et de François Debluë

Bertil Galland
La Nation n° 2090 16 février 2018

Deux voix, dans le déferlement des livres disparates, en contraste avec les blockbusters et le gore, nous rappellent que des poètes vivent encore parmi nous. Je parle ici d’écrivains indiscutables, ceux qui par toute leur vie, et je pèse leurs mots, se sont voués à une œuvre. Ni Alexandre Voisard ni François Debluë n’ont cessé de publier depuis des décennies et jamais il n’est tombé de leurs mains une phrase qui n’ait eu sens, exigence et musique. Nous touchent-ils encore de leur présence amie? Voyons comment ils s’expriment maintenant.

Ce sont deux grands noms de la littérature romande, parmi ceux qui ont prouvé que celle-ci existe. Cet hiver, chacun nous offre un nouvel ouvrage. Les deux nous frappent par leur délicatesse et leur maîtrise, l’un en prose, l’autre en vers. Lisez du Jurassien Notre Dame des égarées, et du Vaudois Pour une part d’enfance, et il vous semblera que soudain le message perlé d’un piano impose autour de lui l’attention. Merveille de la musique de chambre après trop de n’importe quoi. On écoute Voisard rythmer la marche, en pleine nature il est vrai, d’un personnage énigmatique, jusqu’à sa mort tranquille au bord du Doubs. Cette fin de vie rappelle celle de Robert Walser qui partit un jour dans ses errances s’endormir à jamais dans une neige rhénane.

Les poèmes de Debluë sont d’une simplicité qui nous étonne et même qui sidère, mais elle exprime la visée d’un projet artistique: percevoir et dire avec une concentration extrême, mais la plus légère possible et la plus dépouillée, la croissance de l’être humain dès la naissance du bébé: sa langue s’agite – qui découvre – le sein – le lait, et sa main – toute frêle – devine autour d’elle un peu d’air…

Une fluidité subtile serait peut-être le caractère commun de ces deux livres, mais c’est dans l’existentielle nécessité du détail que s’apprécient leurs différences et la dynamique propre à chaque œuvre. Voisard, dès ses débuts, prit en lisant René Char son élan vers les mots. On goûtera chacune de ses phrases, mais il est aussi le narrateur qui nous entraîne. Nous voici en Alsace, cheminant avec un étrange violoniste, dans sa poursuite d’une femme disparue, pénétrant en Ajoie, en fait le pays de l’écrivain. Nous sommes saisis par les ultimes étapes d’un pèlerin originaire d’Allemagne ou de Prague, un Karel en héros d’un mythe ou d’un carnet de route. Il apprécie comme une grâce la saveur des paysages et des rencontres. Cet homme doit au hasard d’être devenu à Colmar l’époux d’une femme du Midi. De ce couple d’immigrés naît une petite Stella qui aurait pu les enraciner. Mais la mort subite de la fillette atteint la mère au point que celle-ci choisit de disparaître. Sans doute est-elle partie retrouver sa terre natale du Rhône, croit le mari, qui est peut-être veuf. Il décide d’abandonner son travail et de partir à pied pour le Midi et une hypothétique «Notre-Dame des égarées». A la recherche de sa femme, Karel vend son violon pour financer sa marche, ou pour s’alléger, ou pour se perdre. Voisard, en ce récit, n’a fait qu’offrir une identité et une destinée à un inconnu, dont le corps sans blessure fut découvert à Ocourt, village sur le Doubs, selon un fait-divers paru dans Le Pays, journal de Porrentruy, le 2 juin 1900.

La date importe, car l’écrivain s’en inspire dans une restitution admirable de l’époque, jusqu’aux détails des sites et des mœurs villageoises. Quant à la façon dont un poète nous fait partager la marche de ce chemineau inspiré, elle renvoie à Rousseau, à Novalis et aux pérégrins qui furent toujours, on le sait, des favoris de la littérature helvétique.

*     *     *

Chez François Debluë, dans son récent cycle de poèmes, nous suivons en revanche son approche de la vie humaine, elle seule, ou disons que nous entendons l’écrivain évoquer, ou invoquer, un lien secret et fondamental entre l’enfance et l’âge mûr. Parcours lyrique mais dans une singulière avidité de cerner et de nettoyer les choses, les gestes, les expériences, choisies parmi les plus simples. Une folie de sobriété a balayé toute littérature pour qu’il ne nous reste que l’exactitude de mots élémentaires pour dire d’humbles et forts moments vécus. L’entièreté du fatras contemporain, halloween, vacarme, polémiques, psychologie , mises en demeure, autobiographie, est effacé par l’impératif d’une nudité poétique: un regard posé sur la petite langue d’un bébé, le sein, le lait. S’y ajouteront avec les années les jeux de l’enfant, des bulles de savon, ses déguisements, un poisson mort au fond d’un aquarium, des escargots, des miettes de pain aux cygnes. Piqûres de souvenirs dans le silence de la mémoire, fraîcheurs qu’on croyait indicibles, fond musical du lien entre les jeunes années et celles de l’adulte. Car dans ce livre, l’enfant rêve d’une autre vie – des mystères et des magies – de l’autre rive. L’auteur murmure: Ils te disaient : « Tu verras… »

Debluë écrit encore:

Au seul froissement des ailes

d’un oiseau dans les airs

tu mesureras

la faveur immense

d’un instant de silence

Dans les derniers poèmes du cycle et dans l’esprit du poète, l’enfant finit par mûrir et par vieillir et «plus tard, note Debluë, plus tard encore – te souviendras-tu seulement – des voix des visages – que tu aimais inlassablement – te souviendras-tu – de tous ceux qui maintenant depuis longtemps ont disparu».

On peut voir dans cette simplicité du propos une platitude. Ricanera qui veut. Mais ceux qui auront été gagnés par le climat se dégageant de ces vers, toujours brefs, comprendront l’audace de celui qui a cherché les mots de la survie. François Debluë a cerné l’émotion ressentie ici et maintenant. Au regard porté sur le nouveau-né est venu s’ajouter sa propre peur que des figures chères, après lui, s’effacent alors que se déchaînent et nous assomment le tintamarre d’un quotidien banal, l’ignorance institutionnelle et les vérités de rechange. Tel est le travail qui a conduit l’écrivain à l’arte povera d’une poésie qui se retrouve nue, comme l’enfant du premier âge, et qui reconquiert les mots primordiaux. Face à l’engloutissement des proches, aujourd’hui, demain, l’âme retrouve les cris que les millénaires n’ont pas usés.

Références:

Alexandre Voisard, Notre-Dame des égarées, récit, Editions Zoé.

François Debluë, Pour une part d’enfance, poèmes, Éditions Empreintes.

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