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Ecce «latina lingua negotii»: le latin des affaires est arrivé

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2092 16 mars 2018

Avignon, proclamée «capitale européenne de la culture» en 2000, n’est pas seulement cette vénérable «cité des papes» réputée pour son prestigieux festival des arts et du spectacle créé par Jean Vilar il y a septante ans. Souvenez-vous: c’est dans ses murs que s’est tenu en 1956 le premier Congrès international du latin vivant; et c’est en Avignon que le Cercle de latin de Provence, sur l’initiative de son fondateur Marc-Olivier Girard, professeur de lettres retraité, et de Pierre Falleri, son président actuel, lui aussi agrégé de lettres classiques à la retraite, s’apprête à éditer une méthode, accompagnée d’exercices pratiques, pour l’apprentissage des principaux concepts de la latina lingua negotii, soit le «latin des affaires». Ce très actif Circulus latinus Provinciœ vient de prendre de vitesse la Societas culturalis Leonardus, domiciliée à Rome, qui organise des séminaires sur la lingua latina mercatoria depuis mai 2016, mais n’a pas encore publié le fruit de ses travaux. Dura competitorum œmulatio, sed œmulatio !

Un bref retour en arrière s’impose. La substitution de la langue de Voltaire à celle de Cicéron dans l’Europe du XVIIIe siècle a fait naître la «question du latin»: si le français suffit comme instrument de communication, faut-il encore enseigner cette langue ancienne à l’école? Pour sauvegarder ce qui pouvait l’être, on a décidé de le considérer avant tout comme un exercice pour l’esprit («bon pour la tête») et un enrichissement du point de vue culturel, en lien avec le symbolique, la profondeur du temps et les ancêtres. Bien vite, cependant, le français promu «langue universelle» s’est trouvé en concurrence avec l’anglais; à l’heure de la mondialisation, il est même en rapide régression sous les coups de boutoir redoublés d’un anglo-américain triomphant dans les domaines scientifique, économique, diplomatique, musical. «Sales» se substitue partout à «soldes», ce qui passe pour très «cool», l’«e-mail» supplante le «courriel», au désespoir des Québécois qui s’ingénient à trouver de bons substituts à l’anglais de l’homo numericus, le «crowdfunding» fait un tabac… «Tota mundi scœna mutata est», dirait Erasme. D’où le combat mené par quelques dizaines de cercles de latinistes pour redonner à l’Europe la langue qui, pendant quinze siècles, a constitué sa colonne vertébrale. Un vœu pieux? Une question de volonté, surtout: la renaissance de l’hébreu comme langue parlée en Israël est, à cet égard, exemplaire.

Le Mouvement pour le latin vivant prend son essor en 1956, lors du premier Congrès international organisé en Avignon par le professeur Jean Capelle. Ce polytechnicien appelle de ses vœux «un mode universel de transmission de la pensée, en particulier scientifique», et pour cela «un instrument linguistique simple et robuste, accessible à tous les hommes et à tout âge». La clarté, pour lui, doit passer avant l’élégance. On discute grammaire, prononciation, pédagogie et vocabulaire latin à mettre à jour. Mais c’est en vain que les quelque 200 congressistes venus de 22 pays demanderont l’appui des organismes nationaux et internationaux: vox clamantis in deserto !

Dans le prolongement de ce premier congrès, Edouard Théodore-Aubanel crée en Avignon l’Association Vita Latina, actuellement hébergée par l’Université de Montpellier III. Une revue du même nom paraît sans discontinuer depuis 1957. Elle œuvre initialement à la promotion du latin vivant, mais abandonne bientôt cet objectif pour se vouer exclusivement à la diffusion de la culture latine et à son enseignement.

Au nombre des suggestions faites au congrès d’Avignon figurait la création d’une méthode de type «Assimil» pour le latin. Un ingénieur français, Clément Desessard, se met au travail. Son livre, Le latin sans peine (Assimil, 1966), sera régulièrement réédité jusqu’en 2005. Deux ans plus tard, Assimil le remplacera par Le latin sans peine d’Isabelle Ducos-Filippi, mais reprendra la méthode de Desessard en 2015.

En Allemagne, un moine bénédictin docteur en théologie, le père Cælestis Eichenseer, lance en 1965 la revue Vox Latina, entièrement rédigée en latin et éditée dix ans plus tard sous les auspices de l’Université de la Sarre.

En Belgique, le Dr Guy (Gaio) Licoppe frappe un grand coup en 1986 en créant la Fondation Melissa, qui a pour tâche d’informer et de rassembler en associations ceux qui souhaitent enseigner le latin d’une façon vivante et moderne. La revue bimestrielle Melissa en est à son 200e numéro et les cours d’initiation au latin organisés à Bruxelles utilisent la méthode du Danois Hans Ørberg, Lingua Latina per se illustrata

Plus au Nord, la Finlande a fait du latin une langue réellement vivante. N’est-ce pas la très officielle chaîne de radio nationale YLE qui, depuis bientôt trente ans, diffuse tous les vendredis une émission d’actualité avec des informations entièrement en latin? Elle est baptisée Nuntii Latini. Fin novembre dernier, il était question de la supprimer. Grâce à deux professeurs flamands, qui ont récolté 3’000 signatures à travers le monde et lancé un cri d’alarme dans le premier quotidien finlandais, cette émission unique en son genre a pu être maintenue. A signaler par ailleurs qu’un professeur d’Helsinki, Tuomo Pekkanen, a traduit en vers latins le Kalevala, ce grand poème épique finlandais qui compte 23’000 vers.

Le Vatican n’est pas en reste. Son site internet s’est mis au latin, qui demeure par ailleurs la langue officielle du Saint-Siège. La Fondation Latinitas a publié en 2003 un Lexicon recentis latinitatis, prestigieux dictionnaire comportant plus de 15’000 néologismes. Une version simplifiée est disponible sur le site du Vatican sous le titre Parvum verborum novatorum lexicum. Un billet de banque se dit «charta nummària», internet «inter rete», une adresse électronique «inscriptio cursus electronici», le jogging «cursus pedester»… et le jazz «nigritarum musica» ou «iazensis musica» (à choix!)

Les mots issus du vocabulaire contemporain sont innombrables. En pas moins de septante chapitres, les deux latinistes d’Avignon apportent, dans un ouvrage à paraître prochainement, les concepts de base de la langue commerciale moderne. Pour la grammaire, ils se sont efforcés de garder intactes la morphologie et la syntaxe des âges dits d’or et d’argent (du 1er siècle avant J.-C. à la fin du 2e siècle après J.-C.), ce qui exclut entre autres les formes que l’on trouve dans la traduction de la Bible en latin par saint Jérôme. Pour le vocabulaire courant, ils ont suivi autant que possible Cicéron. Ils ont dû bien sûr inventer bon nombre de mots, certains à partir de racines latines ou grecques, comme mentagitatio pour «brainstorming». Ils ont évité d’utiliser des mots que l’on trouve presque à l’identique en français, mais dont le sens a évolué: taxatio signifiait «évaluation, bilan», mais le sens français a été jugé trop éloigné et prêtant à confusion. Pour «produit», au lieu de productum, ils avaient pensé à «res effecta», littéralement «la chose réalisée»; mais comment, sur cette base, créer un substantif équivalant à productio? Ils proposent en conséquence de garder productum. Dans le chapitre consacré à la négociation, on lit que celle-ci revêt plusieurs formes: commercialis negotiatio inter venditorem et emptorem, diplomatica negotiatio inter multas civitates, de mercedibus negotiatio inter inceptionis gubernationem et collegia syndicalia (syndicatos), etc. Suit l’énoncé de la negotiationis progressio et des condiciones successus. Au chapitre de la strategia, il y est question de «relation de forces» (relatio potentiarum) et l’on découvre que «gagnant-gagnant» devient uterque victor et un «terrain d’entente» locus consentiendi. Alors que la Fondation Melissa traduit «e-mail» par epistula electronica, les deux latinistes avignonnais proposent e-cursus ou electronicus cursus. Une mention spéciale pour la «mondialisation», qui devient totius universi œconomia, ou pancosmesis. Un riche index verborum, traduit en plusieurs langues (français, italien, espagnol, allemand, anglais), vient compléter les solutiones exercitiorum proposés par cette ingénieuse méthode d’apprentissage du latin des affaires, à paraître ce printemps.

En conclusion, lingua latina ad omnia perducit. Gaudeamus igitur ! Vivat, crescat et floreat latina lingua negotii universalis et durabilis ad posteritatem !

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