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Pour l’amour du grec

Yves Gerhard
La Nation n° 2096 11 mai 2018

Une publication nouvelle remporte un succès imprévu: il s’agit de l’ouvrage de Mme Andrea Marcolongo, La Langue géniale, 9 bonnes raisons d’aimer le grec. L’édition originale, en italien, a été un grand succès de librairie, avec 200’000 exemplaires vendus, et la traduction française, parue aux Belles Lettres en 2018, en est déjà à son deuxième tirage.

L’ouvrage, il faut le dire, est pour le moins original: à la fois grammaire et récit de vie personnel, il est parcouru par un souffle d’enthousiasme pour la langue et la pensée grecques, et ce coup de cœur de l’auteur lui donne un authentique optimisme communicatif. Il est destiné avant tout aux personnes qui n’ont jamais étudié le grec ancien, mais sont curieuses de connaître ses particularités. Pour ceux qui ont étudié cette langue, il faut avouer que l’ouvrage n’en développe que quelques aspects secondaires, mais originaux, l’aspect des temps verbaux, le duel, des questions d’orthographe, etc. Quelques-unes des rares citations de textes grecs se présentent sous un jour pour le moins paradoxal: le poème de Pindare pour montrer qu’il est incompréhensible, ou le début de la Médée d’Euripide, qui est censé illustrer les emplois de l’optatif et qui ne comporte aucune forme de ce mode! L’explication très développée sur les conditionnelles n’éclaireront pas le non-helléniste et dérouteront plutôt celui qui a fait l’effort de les comprendre.

Autre aspect qui nous fait réagir: Andrea Marcolongo présente systématiquement l’enseignement du grec (et aussi du latin), comme une sorte de rébus énigmatique, farci de difficultés insurmontables. «Le lycée classique, tel qu’il est conçu, semble n’avoir d’autre but que de garder les Grecs et leur langue les plus inaccessibles possibles, muets et glorieux là-haut sur l’Olympe, nimbés d’une crainte respectueuse qui se mue souvent en terreur divine et en désespoir tout ce qu’il y a de plus terrestre.» Nous ignorons si le lycée italien décrit ainsi correspond à la réalité ou à des souvenirs plus ou moins déformés de la jeune helléniste, mais nous n’y reconnaissons pas l’enseignement que nous avons suivi ou professé. Comme le livre est également le récit d’un parcours, ce jugement négatif revient souvent sous sa plume. De même, les difficultés pour saisir l’esprit de cette langue ancienne, la prononcer et la comprendre sont exagérées: «Cette poésie est pour nous muette.» Non, ses mots sont là sur la page et n’attendent que d’être prononcés, compris et traduits!

Ceci dit, ce «récit non conformiste de la grammaire grecque» est stimulant. L’effort de vulgarisation se double d’une fraîcheur de ton, d’une certaine facilité même dans la lecture de phénomènes linguistiques complexes. L’amour du grec est communicatif, les quelques exemples bien choisis, la distance entre l’Antiquité et notre siècle à la fois affirmée et clairement expliquée. «Nous continuons à étudier cette langue qui nous séduit depuis des millénaires […]. Dans les textes grecs, ce n’est plus le monde grec que nous lisons, c’est nous-mêmes.» Le dernier chapitre, sur l’histoire de la langue grecque à travers les époques, est le plus convaincant: le grec, avec les mêmes mots et les mêmes traits grammaticaux, se poursuit en effet du XIVe siècle avant J.-C. jusqu’à aujourd’hui! Ce record n’est dépassé que par le chinois.

Chaque civilisation apporte sa pierre à l’édifice qui constitue l’humanité. Notre monde occidental se fonde sur des valeurs qui ne sont pas toujours celles héritées de l’Antiquité, tant s’en faut. Les contributions des autres civilisations ont souvent été essentielles. Le monde grec ancien, quant à lui, a fourni à l’humanité entière plusieurs réalisations intellectuelles et artistiques sans lesquelles le développement des lettres, des arts et des sciences n’aurait simplement pas été possible, ou du moins aurait été différent.

Que ce soient les genres littéraires, les règles de la pensée et de son expression sous forme dialoguée ou rhétorique, la réflexion sur l’histoire, les régimes politiques, la vérité et l’opinion, notre dette à l’égard de la Grèce antique est immense. C’est en grec aussi qu’ont été rédigés les Evangiles et les textes fondamentaux comme le Credo, les démonstrations mathématiques, la description du corps humain et de ses maladies. «Presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec», proclame Marguerite Yourcenar.

Note:

Pour information: plusieurs centaines d’élèves, dans les nombreux établissements de la scolarité obligatoire, s’initient à la langue et à la culture grecques, puis les choix proposés par le gymnase réduisent fortement les vocations: durant cette année scolaire, en tout 35 élèves ont continué dans les deux gymnases où le grec est enseigné, à la Cité et à Auguste Piccard: 15 en 1e, 9 en 2e et 11 en 3e.

 

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