Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Les peuples qui digèrent leur histoire et les autres

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2110 23 novembre 2018

Predappio est une bourgade de quelque six mille habitants dans la province de Forlì en Emilie-Romagne. Elle vit de la vigne (un sangiovese di carattere profondo e austero) et du tourisme: 80 000 à 100 000 touristes par an. Que visite-t-on à Predappio, à part les caves? On peut d’abord se rendre à la maison natale de Mussolini (entrée 3€). Ensuite on fait un détour par le cimetière San Cassiano où se trouve la sépulture du Duce, dans la crypte du caveau de famille. De retour au bourg, on s’arrêtera devant les vitrines des boutiques qui vendent briquets, tasses, tabliers de cuisine, toute une bimbeloterie à l’effigie du plus célèbre enfant de la commune. Dès 2020, on finira la tournée par le musée du fascisme voulu par l’actuel maire centre-gauche. L’ancienne Casa del Fascio, au centre de la localité, en style art-déco très typé, sera restaurée pour abriter ledit musée. Naturellement ce projet rencontre des oppositions, tant parmi les «fascistes» (qui craignent une condamnation du régime), que parmi les «antifascistes» (qui craignent son apologie). S’il est conçu avec l’appui d’historiens sérieux, et réalisé dans la perspective d’une muséographie moderne et vivante, l’établissement devrait inverser la proportion des idolâtres et des amateurs d’histoire. Quoi qu’il en soit, on a ici l’exemple d’un pays qui affronte intelligemment et sans complexe les fantômes d’un passé encombrant. Le maire de Predappio, très éloigné de l’idéologie fasciste, a choisi de «faire avec». Honneur à lui.

Nous avons dit, dans un article précédent (La Nation n° 2110), notre surprise face à l’importance de signes demeurés visibles du passé communiste dans la Russie actuelle. Un des axes importants de la politique intérieure du président Poutine est d’assumer tout le passé du pays et de le glorifier à travers ses réalisations. On bâtit des cathédrales, mais parallèlement on restaure aussi le fameux groupe monumental L’Ouvrier et la kolkhozienne (???ó??? ? ????ó?????), chef-d’œuvre du réalisme socialiste conçu par Vera Moukhina (25mètres, 80 tonnes, Exposition internationale, Paris,1937). Ce faisant, Poutine accompagne certainement l’opinion publique, ou tout au moins le sentiment de la population. Le visiteur étranger ne peut qu’admirer cette sagesse d’un peuple en paix avec son histoire, une histoire pourtant terrible, qui a broyé des générations par deux guerres mondiales et une civile, et sept décennies de totalitarisme.

De l’autre côté du continent, à peine arrivé au pouvoir, l’actuel chef du gouvernement espagnol s’attaquait dare-dare au principal problème de son pays: la présence du général Franco au Valle de los Caídos et la conversion de ce monument maudit en «lieu de mémoire et de réconciliation». Pour la mémoire, c’est réussi, puisque le nombre de visiteurs a plus que doublé depuis l’annonce de la décision: on se ressouvient du vieux général, mort depuis quarante-trois ans, oublié par les jeunes générations qui ont d’autres préoccupations. Pour un écolier d’aujourd’hui, la guerre de 1936 à 1939 est un événement du passé, aussi lointain que les Guerres puniques. Une guerre, a fortiori civile, est une blessure grave dans le corps d’une nation. Mais les blessures guérissent, elles cicatrisent, et les cicatrices finissent par s’effacer. Pedro Sánchez a choisi de gratter la cicatrice et de la faire saigner. C’est par antiphrase qu’il parle de réconciliation, sa manœuvre étant une reprise de la guerre, du côté républicain. Son action ne réunit pas, elle divise.

Dans sa hâte de déterrer le dictateur, le ministre a négligé un point important de l’opération: où transporter la dépouille de Franco? Les héritiers, qui ne s’opposent plus à l’exhumation, possèdent un lieu idéal: le caveau de famille dans la crypte de la cathédrale de l’Almudena, en plein centre de Madrid. Ainsi, pour les nostalgiques du régime franquiste, il n’y aura pas qu’un, mais deux lieux de pèlerinage. Si gouverner c’est prévoir, l’actuel gouvernement se signale par son imbécile précipitation.

Situé dans la proximité de l’Escurial, à quelque cinquante kilomètres de Madrid, le Valle de los Caídos est une spectaculaire nécropole dédiée aux morts de la guerre civile, inaugurée en 1959 et consacrée par le pape Jean XXIII l’année suivante. On y accède par une route tortueuse dans la Sierra de Guadarrama. La basilique, creusée dans le rocher, est surmontée d’une croix de 150 mètres de hauteur (la plus haute du monde!) Au pied de cette croix, des sculptures monumentales figurent les quatre évangélistes. Quant à la nef, c’est un long boyau un peu oppressant de 260 mètres (plus longue que Saint-Pierre de Rome!) La tombe du généralissime, située dans le chœur devant l’autel, est une simple dalle de granit noir, avec cette seule et sobre inscription: FRANCISCO FRANCO. Dans l’aile sud du transept, un ossuaire recueille les restes de victimes des deux camps de la guerre. Derrière la colline, un monastère bénédictin complète la solennité religieuse de l’endroit.

Le mausolée, par son austérité grandiose et écrasante, est une représentation intéressante de ce que fut la dictature franquiste: un régime conservateur qui s’appuyait sur l’armée et l’Eglise, avec quelques emprunts à l’esthétique fasciste. Même controversé, le monument qui l’illustre le mieux mérite d’être conservé et entretenu tel quel, comme témoignage historique de la période. Dans l’absurde feuilleton engagé par un gouvernement aveuglé par ses obsessions idéologiques, on notera la lâcheté du silence de la famille royale. Juan Carlos 1er, Felipe VI, qui vous a faits rois?

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: