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Réhabiliter des objecteurs, criminaliser le juge

Félicien Monnier
La Nation n° 2115 1er février 2019

En 1961, à Berlin, chars russes et américains se font face à quelques mètres. Les deux parties renoncent à déclencher l’escalade, mais les Soviétiques imposent le Mur. En 1963, la crise des missiles de Cuba rappelle avec acuité que des têtes nucléaires se dressent de la Bretagne à l’Ukraine. En 1968, les troupes du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. La libéralisation ébauchée par les Tchécoslovaques est écrasée dans le sang. En 1973, plus d’un million de militaires soviétiques sont stationnés entre la Pologne, l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie.

Alors, comme le monde entier, la Suisse a peur.

Nos officiers se voient distribuer un règlement détaillant l’équipement de l’Armée rouge. Chaque construction nouvelle doit contenir un abri antiatomique. Genève et Zurich attirent les espions de tous les camps. La Grande réforme Armée 61 établit un effectif réglementaire de 600 000 hommes. On parle de défense générale. L’effort de préparation doit être transversal: moral, économique, militaire. Chaque foyer a des réserves de nourriture. L’obligation de servir est le pilier de ce système. Le Code pénal militaire condamne ceux qui refusent de servir. La défense militaire était alors l’affaire de tous.

Par une récente initiative parlementaire, Lisa Mazzone, conseillère nationale genevoise verte, veut revenir sur cette période en réhabilitant les objecteurs de conscience condamnés entre 1968 et 1996.

Réhabiliter

La réhabilitation envisagée ici est un geste politique mâtiné de morale bien plus que juridique. Paradoxalement, elle contient en elle-même un autre jugement, porté sur les juges dont la décision est reniée, et sur leur société. S’il vote la réhabilitation, le parlement affirmera que lorsqu’il faisait condamner le refus de servir il se trompait; que l’Etat-major général avait mal apprécié la menace qui, entre autres, justifiait l’obligation de servir; que la droite avait tort de voir dans les communistes un danger; que la population suisse a été la grande dupe d’une vaste opération de désinformation.

Il y a, de manière générale, un gouffre qui sépare l’engagement du militaire, obligé ou non, de celui de l’objecteur. Le militaire s’engage pour la liberté politique d’une communauté. En étant prêt à donner sa vie pour la mission, il reconnaît que son combat le dépasse, dans l’espace et dans le temps. Il s’entraîne pour qu’une terre reste libre, que des enfants continuent d’y naître. Il rappelle que le mal est indissociable de la condition humaine et que le combat pour la paix doit, parfois, se faire les armes à la main. En Suisse, la garantie de la neutralité lui assure qu’il ne mènera aucune de ces guerres d’agression qui déstabilisent tant la planète.

Les objecteurs invoquaient contre la guerre la communion temporelle universelle, la solidarité mondiale. Aujourd’hui encore, le civiliste place son jugement politique au-dessus de la sécurité des siens, parce qu’il peut, s’il le veut, n’appartenir à rien: ni famille, ni pays, ni culture. Le système légal de la preuve par l’acte institutionnalise cette suprématie de la volonté. Aujourd’hui, le parti des Verts est à la pointe du combat antimilitariste. L’initiative de Mme Mazzone en est une nouvelle démonstration. Cela n’est pas un hasard lorsqu’on sait les Verts être les vrais héritiers du combat de soixante-huit, à la fois altermondialiste, féministe, pacifiste et antinucléaire.

L’histoire suisse du XXe siècle a subi et continuera de subir les attaques de l’histoire critique, marxisante, tenant le haut du pavé dans nos universités. La réhabilitation des objecteurs implique cependant une tout autre démarche que celle du «cassage de mythe» et de «bris de tabous», si à la mode depuis les années 1990.

N’admettant pas que les actes de nos prédécesseurs eussent pu être motivés par d’autres doctrines, d’autres penchants, d’autres impératifs que les nôtres, le processus de réhabilitation est la négation même de la notion d’histoire. Que la vie de l’Humanité s’écoule au rythme de l’histoire ne compte pas. Le tenant de la réhabilitation fige l’histoire dans un seul discours politique.

Criminaliser

Un jugement moral n’a pourtant de sens qu’incarné dans une société qu’il veut infléchir, adressé à des hommes libres donc vivants. En cela, l’écoulement du temps et l’éloignement qu’il opère rendent le passé indisponible à nos jugements moraux, encore plus juridiques. La conséquence en est la dimension légitimatrice de l’histoire: elle a permis, avec le temps, aux mœurs de se forger et aux institutions de s’affiner. Adressé au passé, le jugement moral a pour seul effet de s’attaquer à ce qui reste, et que l’histoire a légitimé. Le combat de Mme Mazzone est un combat contre l’obligation de servir d’aujourd’hui, mené en attaquant nos conceptions d’hier.

Même la démarche du plus critique des historiens est encore à des années-lumière de l’objectif de Mme Mazzone: faire intervenir l’Etat pour déclarer – officiellement – que les juges du Tribunal militaire de cassation avaient tort de 1967 à 1996. C’est donc bien la notion même de légitimité qui est ici profondément mise à mal: légitimité des juges, légitimité du législateur. «A quoi cela sert-il de rendre la justice aujourd’hui si on nous reproche demain d’avoir eu tort politiquement?»

Comme pour occulter que son combat est politique, Mme Mazzone ébauche donc une argumentation juridique. A l’en croire, une résolution du Conseil de l’Europe interdisait depuis 1967 la condamnation des objecteurs et eût dû contraindre la Suisse à adopter un service civil. Le Code pénal militaire serait donc devenu illégal à cette date. Tout comme seraient aussi illégaux les échecs répétés en votation populaire des initiatives cherchant à instaurer un service civil.

Le débat encore récent sur l’autodétermination revient ici par la petite porte avec une nouvelle facette, celle de l’histoire. Niant la légitimité des juges sous la Guerre froide, Mme Mazzone interroge la légitimité de notre droit lui-même, passé, présent et futur. Dont acte. Mais le parlement dans lequel siège Mme Mazzone est issu de la même histoire, du même processus institutionnel que l’article 81 du Code pénal militaire condamnant, aujourd’hui encore et à raison, le refus de servir. Il serait cohérent qu’elle démissionne.

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