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Seul contre le reste du monde

Jacques Perrin
La Nation n° 2120 12 avril 2019

Si l’on en croit le dernier ouvrage1 de M. Eric Werner, le nihilisme – que nous définirions aussi comme l’envie souterraine éprouvée par une civilisation d’en finir avec elle-même – aborde sa phase ultime en Occident. Les deux guerres mondiales avaient laissé debout certains pans de l’édifice, mais quelques décennies plus tard, la «globalisation» achève de détruire celui-ci. Les usines ferment ou sont délocalisées; il y a plus de chômage; l’immigration est envahissante; l’école s’est effondrée; les conditions de travail se sont péjorées; l’Eglise est en mauvaise posture; le sentiment d’appartenance à une nation et la citoyenneté se défont. Nous vivons le «déracinement de tout ce qui existe», la «perte des repères». Que les Etats occidentaux aient en outre abandonné le monopole de la violence légale, concurrencés qu’ils sont par le crime organisé, les narcotrafiquants, les terroristes, inquiète beaucoup M.Werner.

Aussi se demande-t-il, s’autorisant comme de coutume des classiques (Homère, Sophocle, Descartes), si l’individu moderne, privé de son statut de citoyen, a le droit de prendre les armes pour se défendre lui-même. La réponse est «oui». L’individu en a non seulement le droit, mais le devoir. L’auto-défense enraye «l’annihilation», permettant à l’homme de conserver l’idée qu’il se fait de lui-même.

M. Werner adopte un point de vue individualiste inspiré par le philosophe anglais Hobbes. Il a existé un état de nature où les individus se livraient à la guerre de tous contre tous. Puis certains d’entre eux conclurent un contrat. Ils renoncèrent à leur liberté originelle pour se soumettre à un Prince qui promit en échange d’assurer l’ordre et la paix dans un embryon de communauté. Ce fut l’état civil, les hommes devinrent citoyens.

De nos jours, selon Eric Werner, l’Etat (le Prince) ne respecte plus les clauses du contrat. Il protège les citoyens moins efficacement. La prospérité matérielle n’a pas disparu, mais se fragilise. La guerre civile est encore circonscrite, mais l’insécurité s’accroît. Les zones de non-droit se multiplient; des actes de violence gratuite se produisent dans les rues; le multiculturalisme divise la société en sous-groupes; les gens sont si préoccupés par la nécessité de conserver un emploi qu’ils n’ont plus le temps de penser, notamment à la politique. Des crises écologiques, financières, numériques ou sanitaires menacent. L’Etat ne se soucie plus des remparts de la cité ni des lois qu’il lui arrive de transgresser lui-même. En même temps, il demeure fort. Disposant de fonctionnaires nombreux, il surveille les citoyens et leur impose des chicanes. Peu soucieux de l’insécurité croissante, il reste hostile à l’auto-défense. Le discours officiel considère la société comme un écosystème où il est normal, voire souhaitable, que des crises se produisent. Il entretient même les divisions. Le citoyen est prié de «faire avec», de «s’adapter», de «laisser passer l’orage». Face aux prédateurs, il doit faire preuve de «résilience»: subir puis surmonter les «incidents». L’Etat, notamment l’Union européenne, étape en direction de l’Etat mondial, n’a pas l’intention de protéger les citoyens; les frontières ne l’intéressent pas.

Seulement, pour bien vivre, l’homme a besoin de stabilité, de protection, d’une mémoire assurant son identité. Eric Werner encourage l’individu à prendre ses distances par rapport à l’Etat qui perd sa légitimité. Il faut recréer la cité sur une base nouvelle et cette base, c’est le «moi», le «je». L’Etat souhaiterait que l’individu dise je ne pense plus, je ne suis plus, mais celui-ci répond: Je réplique, donc je suis (…) en tant que rebelle apolis (sans cité en grec, réd), par ma propre initiative à moi, dans ma sphère individuelle (en lien bien sûr aussi avec d’autres qui seraient dans la même démarche), qui réinvente ou recrée le corps social. La famille est un point de départ trop petit; ce que l’auteur appelle le «terroir» et le quartier sont la bonne échelle. Le rebelle s’enracine dans le sol natal, il fuit la mondialisation «liquide», il a le courage de battre en retraite. Il quitte le Titanic pour rejoindre la terre et rebâtit «un havre de paix et de sécurité». Recherchant l’autonomie, voire l’autarcie, il devient frugal, produit lui-même sa nourriture, se déplace à pied, se passe de médicaments, de téléphone portable et de carte de crédit. Il s’aguerrit, surmontant même la peur de la mort.

M. Werner promeut une sorte d’individualisme qui lui est propre, tempéré par des références à L’Antiquité grecque, mais induit en erreur par l’idée hobbesienne d’état de nature. Il défend seul la civilisation contre le reste du monde.

A la Ligue Vaudoise, nous apprécions la netteté des vues de M. Werner, mais nous ne partageons pas entièrement sa tendance «survivaliste». Il raisonne bien, mais à partir de prémisses discutables. Il écrit: Des fragments de sociabilité subsistent ici et là, ou alors (la guerre aidant, justement) réapparaissent après avoir momentanément disparu, des îlots d’entraide, des petites républiques en gestation. Oui, l’état social ne se défait jamais complètement, mais la politique du pire n’est pas nôtre; nous ne souhaitons pas une crise majeure pour refaire la communauté. Celle-ci n’est pas aussi affaiblie que M. Werner le croit, trop porté à réfléchir à l’échelle occidentale, pas assez à celle de son pays. Elle est seulement noyée dans le discours médiatico-politique ennemi des nations. Des familles résistent au démembrement, des corps intermédiaires peuvent fournir des chefs capables de changer de direction, l’armée confédérale existe encore. Même parmi les jeunes qui défilent «pour la planète», certains lieront peut-être le combat écologique à la défense de leur petite patrie, car la protection de l’environnement n’est pas séparable de celle des habitants d’un territoire déterminé.

Notes

1  Légitimité de l’Autodéfense, Xenia/Antipresse, 2019

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