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Cent septante-neuf ans plus tard

Jacques Perrin
La Nation n° 2121 26 avril 2019

Certains auteurs comme Tocqueville, Nietzsche, Marx, Huxley, Bainville ou Orwell, passent pour des voyants. Des extraits de leurs œuvres, qu’on ne cesse de citer, donnent à penser qu’ils ont entrevu ce qu’allaient être les siècles suivants.

Ces visions se sont-elles révélées complètement pertinentes? Les auteurs en question ont-ils prophétisé des nouveautés ou simplement mis en relief des traits éternels de la nature et des communautés humaines?

Dans le présent article, nous examinerons le célèbre chapitre intitulé Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre, du tome second de la Démocratie en Amérique, paru en 1840, où Tocqueville livre les ultimes conclusions de son voyage aux Etats-Unis. L’auteur a aimé la démocratie américaine, mais a aussi signalé le type d’oppression inédit dont elle était grosse. Voici (en italiques) quelques passages du chapitre que nous commentons.

Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs.

Le concept-clé est celui d’égalité couplé à la ressemblance. Dans le monde qui vient, les personnes seront toutes égales en droit et se ressembleront. Il n’y aura plus ni hiérarchie ni différences. Le maximum de plaisir pour le plus grand nombre sera le souci premier de l’Etat. De nos jours, nous avons beaucoup «progressé» dans ce sens-là, mais l’égalité reste en partie imaginaire, existant plus en mots et en idées que dans les faits, d’où l’exigence insatiable des minorités de parvenir enfin à l’égalité des conditions. Des droits toujours plus étendus sont distribués aux individus, mais dès qu’il s’agit de les faire valoir, les personnes en sont réduites à leurs propres forces et celles-ci sont inégalement réparties. C’est une chose de disposer de droits, les exercer en est une autre. Une hiérarchie nouvelle a vu le jour, fondée sur l’argent. Oui, la mondialisation a rendu tous les humains semblables dans l’ordre de la consommation. Un meilleur niveau de vie matériel est promis à chacun. Les «valeurs» idéologiques de l’Occident dominent, notamment l’utilité, mais une renaissance de cultures fondées sur le don n’est pas exclue.

Chaque individu n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Cela est vrai de la plupart des Européens, moins des Américains, des Asiatiques ou des Africains. La famille a décru en taille, elle se démembre, le père est absent, la mère exténuée; la solitude est croissante; beaucoup de gens n’ont pas d’amis. Les frontières nationales s’effacent, l’appartenance à une province ou à une nation compte moins. Cependant, lors des manifestations des gilets jaunes, les drapeaux des provinces françaises flottent au vent. Comme il se trouvait aux Etats-Unis où la religion chrétienne imprégnait fortement les mœurs familiales, Tocqueville n’a qu’entrevu la désagrégation de la famille.

Au-dessus des individus s’élève un pouvoir immense et tutélaire (…), absolu, détaillé (…) prévoyant et doux. Il ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir (…) il travaille volontiers à leur bonheur (…) pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) règle leurs successions, divise leurs héritages.

Tel se présente en effet l’Etat providence d’aujourd’hui, à peine distinct d’entreprises géantes favorisant le «cool» et le «festif», donnant aux enfants le pouvoir de prescrire ce que doivent consommer les parents, et vendant tous les divertissements imaginables ou les produits indispensables à la santé comme la définit l’OMS, c’est-à-dire au bonheur. Cela se paie d’une immixtion croissante de l’Etat et des firmes géantes dans les affaires privées des citoyens.

Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

Si l’Etat en était capable, il chercherait à empêcher les individus de réfléchir et leur épargnerait l’angoisse de la mort qui brise l’insouciance enfantine. Certains transhumanistes contemporains rêvant d’immortalité remplaceraient volontiers le cerveau vivant par une intelligence artificielle, mais, à supposer que ce soit possible un jour, d’autres problèmes nous feraient regretter la mort.

On rend moins utile et plus rare l’emploi du libre-arbitre.

Tocqueville met la liberté au-dessus de tout et craint l’envie niveleuse. L’égalité est bien le moteur de l’oppression nouvelle. En son nom, les individus acceptent la suppression des libertés concrètes. Du moment où l’Etat favorise l’égalité, même fictive, les hommes sont prêts à souffrir le despotisme.

L’Etat couvre la surface de la société d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes (…) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit (…) il ne détruit point, mais il empêche de naître (…) il ne tyrannise point, il éteint, il hébète, et réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux stupides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

Il y a là une métaphore religieuse, l’Etat est pareil à un berger malfaisant. L’aspect nihiliste de l’action étatique se révèle: elle «éteint», elle «empêche de naître». Ces lignes sont prophétiques, décrivant le totalitarisme bienveillant qui autoriserait une surveillance illimitée des personnes, sous prétexte, par exemple, de «sauver la planète». L’empêchement (malthusien) de naître s’entendrait alors au sens propre…

Nos contemporains se consolent d’être sous tutelle en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs.

Dans l’idée de Tocqueville, les hommes élisent encore leurs dirigeants … mais ils pourraient faire pire: concentrer tous les pouvoirs et les déposer dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsables. Tocqueville a prévu les partis de masse, Hitler, Staline, Mao. Ce fut assurément le «pire». Il prévoyait aussi l’affaiblissement des petites nations, l’accession des Etats-Unis et de la Russie au rang de superpuissances, l’issue tragique de l’aventure coloniale française en Algérie, mais pas l’ascension de la Chine ni la menace d’un Etat mondial oligarchique.

Les prédictions de Tocqueville, démontrant la pénétration psychologique et politique de l’auteur, comportent néanmoins un défaut, tout exactes qu’elles puissent paraître. Le lecteur a l’impression que deux mondes se font face: le «pouvoir» et son troupeau. Or le pouvoir est exercé par des personnes issues du même monde que les «moutons». Comment se fait-il que celles-ci disposent des qualités (intelligence, suite dans les idées, autodiscipline ascétique, prudence et force) leur permettant de régner sur une vaste population abrutie?

De nos jours, l’observateur assiste plutôt à une marche hasardeuse conduite par des «élites» dont les lumières sont sujettes à caution et les intentions floues. Quant aux masses, elles pourraient se réveiller soudain, car la légitimité de la caste ne repose que sur la prospérité bien réelle créée par l’esprit d’entreprise des générations d’autrefois, peu portées à la jouissance. La production et la consommation de biens croissent, de même que l’exploitation illimitée des ressources disponibles. Il suffirait d’un caillou dans les rouages économiques pour que le pouvoir «sympa» exercé par les baby boomers éclate en morceaux.

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